Scènes

A Vaulx Jazz 2011

La 24ème édition du festival a connu quelques belles et chaudes soirées, du rythme de Shakura S’Aida aux accents précieux de Philip Catherine, Bill Frisell, Enrico Rava, Rick Margitza et Ron Carter.


La 24ème édition du festival a connu quelques belles et chaudes soirées, du rythme de Shakura S’Aida aux accents précieux de Philip Catherine, Bill Frisell, Enrico Rava, Rick Margitza et Ron Carter.

Philip Catherine – Enrico Pieranunzi : une ensorcelante simplicité

Cherchez l’erreur : peut-être la plus belle soirée du festival, et pourtant l’une des moins fréquentées. Le mardi est-il un jour néfaste ? A Tony Malaby, succédait le Philip Catherine trio, escorté d’Enrico Pieranunzi. Piano et guitare entremêlés, ne faisant parfois qu’un, gommant toute aspérité pour élaborer, sans le moindre effet de manche, si l’on ose dire, un concert d’une rare délicatesse. Au centre du propos, évidemment, Live at Capbreton, un disque de référence où les deux musiciens étaient rejoints par Hein Van de Geyn à la contrebasse et Joe La Barbera à la batterie. Si ces deux derniers manquent à l’appel à A Vaulx Jazz, l’essentiel est néanmoins intact : une plénitude qui transparaît d’un bout à l’autre de chaque thème où guitare et piano, sans véritablement se donner la réplique, viennent tour à tour enrichir le propos, l’un se mettant au service de l’autre pour lui fournir une assise désintéressée. Du grand art : simplicité, légèreté et spontanéité ne cessent d’égayer ces petites pièces distillées pour une salle attentive, toujours à l’affût de ce qui se trame sous ses yeux. L’enchevêtrement voulu par le quartet fait d’autant plus mouche qu’il semble, en chaque début de thème, partir de rien - quelques notes jetées à la volée avant d’être reprises et commentées par l’autre et se plaisent alors à échapper à tout contrôle.

Enrico Pieranunzi © Yves Dorison

En la matière, Enrico Pieranunzi parvient ici à un rare équilibre entre la volubilité qui l’habite et la nécessaire retenue qui sied à l’atmosphère du quartet. Philippe Aerts (contrebasse) et Mimi Verderam (batterie), ont l’habitude de jouer à Bruxelles avec le guitariste ; ils savent trouver le ton et la mesure pour expliciter encore le dialogue entre les deux orfèvres. De son Live at Capbreton, Catherine ne retient ce soir-là que deux thèmes (« Beatrice » et « Broken Wing ») ; le reste est une plongée dans le vaste monde des standards : hommage à Horace Silver, à Richie Beirach, « How Deep Is The Ocean », « Leaving », « On Green Dolphin Street », « Stella by Starlight »… Ça part de rien et ça finit de façon intense. Quel art du dosage, de la répartie, du silence, de l’attente ! On en garde la conviction que ce qui s’est passé échappe à toute catégorisation.

Classique + jazz = Enrico Rava

Philip Catherine © Yves Dorison

Allier jazz et classique : l’exercice, pas toujours convaincant, a cette fois tenté Enrico Rava et son quintet, qui s’y risquent en compagnie du Quatuor Debussy. A mi-chemin encore jazz acoustique et musique classique détournée, la sauce prend : même si, le plus souvent, le concert se résume à une alternance entre quartet classique (trois violons, un violoncelle) et quatuor jazz (accordéon, guitare, contrebasse, drums) sous la houlette du trompettiste, la cohabitation s’inscrit peu à peu dans une autre dimension où les parties écrites - ou non - s’estompent pour engendrer un bel univers serein aux nuances inédites. A l’emballement énergique du quatuor Debussy, dont chaque violon sait s’aventurer seul, répond la plénitude du quintet, avec de jolies incursions de chacun. Outre le trompettiste, Fausto Beccalassi (accordéon) parvient à réaliser la synthèse des deux formations par l’arbitrage ou le passage de relais et en adoucissant les contrastes qui pourraient décontenancer. Toujours auréolé d’un certain mystère, Enrico Rava laisse souvent la parole à ceux qui l’entourent.

En première partie A Vaulx Jazz avait programmé une « création » un peu aventureuse réunissant, pour faire simple, musique improvisée, chant éthiopien (le groupe Ukandanz) et chant classique (la Maîtrise de la Loire qui réunit une trentaine d’adolescents). Quelles que soient les bonnes volontés des uns et des autres, la confrontation n’avait rien d’immédiatement évident, d’autant que Lionel Martin, Damien Cluzet, Frédéric Escoffier et Guilhem Meier nous ont habitués à multiplier expériences, recherches et mises en commun, sans trop se soucier de l’effet produit. A ce line-up s’ajoutait donc Asnaqé Guébrèyès, chanteur-danseur éthiopien aux élans communicatifs. Partie d’une séquence quelque peu figée, la performance s’épanouit sous nos yeux : trois univers musicaux se rejoignent sans en rajouter ni dans la condescendance ni dans l’effacement, en construisant un monde inédit où chacun trouve écho dans l’autre pour créer ensemble. Enthousiasme et gaieté. Mini-triomphe au final. Et déception pour suivre : le spectacle n’a semble-t-il pas intéressé les autres festivals, sans doute déroutés par ce show inclassable qui se joue de tout. Or, de par l’âge de ses membres, une telle chorale est forcément éphémère, et le spectacle aussi…

Bill Frisell : un exercice plus nostalgique que véritablement inventif

C’était l’autre événement « guitare » attendu de ce festival : la présence de Bill Frisell, autre maître de l’instrument qui a déjà tant donné la réplique aux plus grands et qui débarquait à Vaulx avec, sous le bras un projet original : juxtaposer images (photos, peintures ou vidéos) et musique afin qu’en s’entrecroisant elles se nourrissent mutuellement et donnent naissance à des alliances inédites. Voilà qui a de quoi séduire les musiciens. Telle est bien la démarche de Frisell : nourrir sa musique de photos-portraits d’habitants de l’Arkansas dans les années 30 ; jeunes, vieux, hommes, femmes, petites et grandes familles toutes immortalisées par un même photographe (Mike Disfarmer) et, semble-t-il, dans un même studio. Défile ainsi sous nos yeux, à raison d’une photo toutes les vingt secondes, toute une population de petits blancs, ruraux, pour lesquels la séance photo était alors un événement, la raie dans les cheveux aussi droite que le pli du pantalon, hommes chapeautés, femmes en robes longues et socquettes retournées. Pour la circonstance, Bill Frisell, qui a passé son enfance non loin de là, dans le Colorado, a composé une musique « acoustique » aux accents traditionnels, accompagné d’un violon, d’une basse et d’une pedal steel guitar (maniée par Greg Lewis). Pendant que défilent les photos, parfois recadrées sur tel ou tel détail, il livre une forme de country léchée, millimétrée, des thèmes qui s’emboîtent et dont l’uniformité s’avère pesante à la longue. Certes, la panne d’un des deux écrans sur scène nous a privés de la moitié de la projection prévue et d’effets entrecroisés qui auraient peut-être enrichi le propos. Mais au fil des morceaux, la performance ne parvient pas à s’extirper d’un revival nostalgique et un brin figé. L’exercice consistant à jeter des passerelles entre art pictural et art musical est décidément difficile ; en tout cas, il ne supporte pas les appariements de circonstance. (En la matière, Louis Sclavis réagissant à des images de film qui défilaient sous ses yeux - et les nôtres - nous avait autrement convaincus.) Il faut également reconnaître qu’ici l’improvisation n’a pas sa place : les musiciens, qui ne quittent pas des yeux leur partition, sont disposés en cercle quasi fermé, ce qui crée une impression d’« entre-soi » qui exclut le spectateur. Enfin, le concert, qui ne manque pourtant pas d’intérêt, montre a contrario toute la difficulté qu’il y a à goûter la culture de l’« autre » ; à chacun ses nostalgies d’enfance ?

Shakura S’Aida © Yves Dorison

Avant cela, A Vaulx Jazz avait accueilli un Paolo Angeli difficile à situer, tout comme son instrument, une espèce de guitare-violoncelle où le Sarde a greffé ressorts, câbles de bicyclettes, cordes transversales… Le jeune musicien à la voix claire et haute propose des chants traditionnels italiens retravaillés, à mi-chemin entre lyrique et années 30. Du classique au folklore en passant par un thème de Bill Frisell, Angeli retient l’attention par sa force de conviction, même si l’on le sentiment qu’il gagnerait à ne pas faire systématiquement cavalier seul.

Shakura S’Aida : un volcan communicatif

La soirée « blues » est, à Vaulx comme ailleurs, une tradition d’autant plus prisée que, les jours de grisaille, le blues et son carré de l’hypoténuse s’avèrent souvent plus efficaces que la musique improvisée et ses géométries non répertoriées. Le 25 mars 2011 en apporte une nouvelle fois la preuve lorsqu’entre en scène Shakura S’Aida, une jeune femme qui va mettre dans sa poche une salle que 35 heures de travail ont laissée un peu amorphe… Silhouette longiligne, talons-aiguille, jambes interminables, belle robe moulante rouge, cheveux courts, tout sourire… l’idéal pour rester le point de mire durant près de 90 minutes. La salle va, peu à peu se dérider. Il est vrai qu’entre deux morceaux « pêchus », Shakura a du mordant : « Vous ne voulez pas jouer avec moi ? » lance-t-elle, malicieuse, à un spectateur qui rechigne à lever les bras, soulever les épaules, à tourner la tête comme elle le demande. L’artiste est ambitieuse : le public ne remue pas assez à son goût ? Elle se met en tête de lui « apprendre à danser », quitte à parcourir la scène de long en large, à en oublier de chanter et de compter ses heures. Bref, un show qui s’avère généreux, bien servi par quatre musiciens. Outre la base basse/claviers/batterie, qui sait instiller les relances et les ruptures carrées, on a surtout droit à la montée en régime d’une étonnante Donna Grantis à la guitare : ses interventions foudroyantes sont dignes des plus authentiques blues-guitar.

Mulgrew Miller © Yves Dorison

Mais gardons le meilleur pour la fin : la voix puissante et mélodieuse de Shakura S’Aida, qui réunit le ton, la conviction et la musicalité nécessaires pour traduire en émotions des paroles pas toujours originales. Démonstration avec quelques morceaux fougueux, dont un « Brown Sugar » qui donne son nom au dernier disque de la belle. Peut-être le spectacle gagnerait-il à être plus concis mais, entre sa présence sur scène, son ardeur communicative, son désir de blues et sa joie d’être, Shakura S’Aida fera le bonheur de nombreux festivals.

Ron Carter : concert parfait d’un trio en plan resserré

Avec le célèbre contrebassiste, deux complices non moins considérables : Mulgrew Miller et Russell Malone. Aisance et rapidité, ça coule tout seul, presque trop…

Ron Carter © Yves Dorison

On ne porterait pas forcément leur cravate, bigarrée, ni leur costume de dernier communiant. Mais leur élégante et uniforme arrivée sur scène tranche - on s’en doute - avec tous ceux qui se sont succédé sur la scène de la salle Charlie Chaplin depuis le 15 mars. Revoilà donc Ron Carter, en trio ajusté, pour signer la fin de cette édition. Un trio de plus pour ce sideman de toute éternité ? Sans doute, mais avec Miller au piano et Malone à la guitare il a à portée de main, d’œil et de voix, deux musiciens tous terrains qui, autant que lui, savent ramener le propos à l’épure.

Quelques notes de contrebasse en forme de douce résonance donnent le point de départ d’un set rapide, dense, presque inextricable, où les interventions de chacun s’effacent devant le bien commun. Histoire d’atteindre plus rapidement la fusion souhaitée, le trio fonctionne en plan resserré, comme pour contrebalancer l’immensité de la scène et restaurer l’intimité inhérente à l’art du trio. Malheureusement, cela implique que Russell Malone se présente de profil ; le public est pourtant avide d’apprécier sa dextérité déliée… Quelques jours plus tôt, Bill Frisell avait suscité la même frustration.

Russell Malone © Yves Dorison

La musique, jouée du bout des doigts, sans la moindre emphase, semble couler de source. Presque avec une trop grande facilité. Aucune longueur ici. Le trio enchaîne les thèmes, ne s’appesantit ni sur les solos, ni sur les chutes, ni sur les introductions. Certes, Golden Striker, enregistré avec les deux mêmes compères, est particulièrement à l’honneur ce soir ; mais le répertoire de Ron Carter est large et ces trois-là savent triturer de vieux thèmes où les rôles sont moins convenus. Est-ce ce qui permet à Russell Malone de sortir de sa réserve - ou de sa quiétude -, et de donner quelques répliques bienvenues qui agissent ici comme un beau détonateur ? Il n’en faut pas plus pour que le trio retrouve la vigueur persuasive qui semblait peu à peu le quitter. Toutefois, sans se départir de son calme inspiré Ron Carter influe de bout en bout sur un trio si soudé qu’il donne l’impression de ne faire qu’un.

Quelques mesures encore. Le contrebassiste, qui sera de retour dans quelques jours à Lyon, met un point final à A Vaulx Jazz, 24ème édition. Impression fugitive : peut-être a-t-il manqué à ce concert, pour être idéal, une touche d’encanaillement ou d’immodestie à même de rompre un équilibre trop parfait ?