Scènes

Jazz sans frontière à La Cigale

Quand un Brésilien, un Belge, un Yougoslave, un Français et un Américain se retrouvent sur la même scène… ça fait des étincelles !


Les Fourmis ayant travaillé tout l’hiver se trouvèrent fort lasses quand la bise fut partie : pas un seul petit morceau de jazz ou de java. Elles s’en furent crier leur ennui chez La Cigale, leur voisine… qui les régala d’un concert mémorable, sans leur demander ni intérêt, ni principal.

Certains préfèrent l’ambiance d’un club à celle d’une salle de concert ; pourtant, La Cigale est un théâtre agréable, sans rien de cérémoniel, où l’on peut même boire une mousse. Ce soir-là, c’est un plaisir de voir le théâtre bien rempli. La salle s’éteint, une lumière tamisée éclaire la scène et deux musiciens font leur entrée. Avec leur tenue décontractée et leurs cheveux longs, Nelson Veras et Stéphane Galland ont une allure d’étudiants. Ils attaquent. Le ton est donné dès le premier morceau : Nelson Veras décompose harmonie et mélodie en des phrases courtes et vives, plutôt rythmiques ; Stéphane Galland « en met partout » et joue de la caisse claire avec un enthousiasme débordant. Les musiciens dialoguent et s’amusent comme des compères de longue date. De temps en temps on a l’impression que c’est plutôt la guitare qui accompagne la batterie que l’inverse. Leur version de « Besame Mucho » est très réussie ; le discours de Nelson Veras s’entortille autour de la mélodie, ponctué par le jeu mat de Stéphane Galland sur les tambours. Impression d’ensemble : deux musiciens de premier plan pour un mariage guitare-batterie souvent intéressant, mais parfois un peu difficile à suivre, peut-être parce que cordes et peaux ont la même origine…

Après les six morceaux du duo, Transpacifik entre en scène. Comme c’est souvent le cas, Rémi Vignolo remplace Scott Colley à la contrebasse. Dans « Purple Gazelle / Angelica », le thème de Duke Ellington, la conversation de Rémi Vignolo avec Bojan Z confirme une fois de plus que le bassiste de Threesome est un titulaire de choix. Le son de la contrebasse s’est parfois un peu perdu au milieu du piano et de la batterie, mais l’introduction de « Bulgarska » ou les solos de « Flashback » et « The Joker » forcent le respect, tant par leur virtuosité que par leur beauté. Dans le superbe « The Joker », Nasheet Waits atteint la stratosphère, et ne la quittera plus de tout le concert ! Ce batteur est un démon d’écoute (« Bulgarska ») et de subtilité (« Flashback »). Qualités auxquelles s’ajoute un sens de la relance et de l’adaptation hors du commun. Ce concert, encore plus que le disque, confirme que Nasheet Waits joue dans la cour des plus grands, et que les Fourmis ont fort bien fait de venir chez La Cigale…

Transpacifik Trio - Paris Jazz Festival © Hélène Collon

Quant à Bojan Z, dans « Angelica », il démarre en fanfare avec un chorus remarquable de musicalité, qui réconcilierait les plus réticents avec le piano électrique. Une main dans les cordes du piano, l’autre sur le Fender, le pied droit sur la pédale du piano, le pied gauche sur celle du Fender, Bojan Z s’écartèle entre ses claviers. A le voir se démener comme un beau diable, le spectateur sue autant que lui. Leader, il laisse beaucoup d’espace à ses partenaires (« Flashback », « Bulgarska ») et ne joue pas les vedettes, travers fréquent chez les trios piano-basse-batterie. Défricheur, il explore le jazz avec des touches folkloriques d’Europe centrale et un travail soigné sur la matière sonore. Comme, par exemple, le son du piano électrique qu’il utilise sur « CD Rom », d’une sonorité floue, assez proche d’une guitare électrique saturée à l’excès, et qui convient bien au blues « dirty » joué en bis. Musicien, Bojan Z est un pianiste puissant, percutant, avec le zest de lyrisme qu’il faut, une vraie cocotte minute, qui sait faire monter la pression et tenir en haleine l’auditeur - « Sepia sulfureux ». Si le dynamisme et l’approche du pianiste font parfois penser à Ahmad Jamal, Bojan Z a réussi à développer un style personnel où la tension règne en maîtresse absolue…

Voilà comment les Fourmis sortirent joyeuses de chez La Cigale, convaincues que nuit et jour à tout venant, mieux vaut chanter et danser, ne vous déplaise, que se battre pour quelques petits morceaux de mouche ou de vermisseau…