Scènes

Jazzfest Berlin file un très bon coton

Le 60e anniversaire du festival allemand se fête avec la volonté de transmettre.


Rares sont les festivals dont la programmation est scrutée à ce point. Le Jazzfest Berlin, par sa longévité - soixante éditions - et son emplacement - la capitale allemande [1] - en fait partie. Les moyens sont mis pour que convergent vers « Die graue Stadt » (la Ville Grise) les musicien·ne·s aux projets les plus innovants et aventureux.

Cette programmation si particulière est le reflet de l’évolution des scènes jazz européennes au jour près. Très mixte, elle donne naturellement leur place aux musiciennes et repose sur un équilibre qui fait se combiner cette année les pôles de Chicago, d’Amsterdam et de Paris. Ces trois scènes vont servir de support aux expériences artistiques qui verront se mélanger des musicien·ne·s allemand·e·s de plusieurs générations, des ensembles norvégiens, des chanteuses brésilienne, mexicaine ou égyptienne et de nombreux enfants impliqués dans des ateliers.
L’une des caractéristiques du Jazzfest Berlin, c’est aussi chaque année, une belle adéquation entre les têtes d’affiches présentées et les musicien·ne·s qui ont fait la UNE de Citizen Jazz ! C’est ainsi qu’en lisant le magazine on peut (re)découvrir ces artistes programmé·e·s à Berlin : Antonin-Tri Hoang, Silke Eberhard, Susana Santos Silva, Mary Halvorson, Zoh Amba, Camila Nebbia, Marta Warelis, Kaja Draksler, Marthe Lea, Ève Risser, Brandon Lopez, Ingrid Laubrock, Valentin Ceccaldi, Signe Emmeluth, Paal Nilssen-Love, Petter Eldh, Nabou Claerhout, Sakina Abdou, William Parker et Mona Matbou Riahi.

Ce qui n’est guère étonnant quand on sait que la directrice artistique Nadin Deventer se déplace régulièrement dans les autres festivals pour dénicher les bons groupes et trouver l’inspiration en échangeant avec les musicien·ne·s et les pros. Pour présenter l’édition 2023 du festival, elle répond à quelques questions concernant son travail de programmation et les projets spécifiques mis en place lors du festival.

Nadin Deventer et Nelly Thea Köster photographiées par Øyvind Larsen à Berlin

- Quand on regarde le programme du Jazzfest Berlin, on est frappé par l’équilibre entre femmes et hommes, nouvelle génération et figures tutélaires, scènes européennes, africaines, nord et sud-américaines, comme un programme mondial à 360 degrés. Comment travaillez-vous pour monter ce programme ?

J’essaie de tenir compte de tous les éléments que vous avez mentionnés en composant une histoire à chaque édition du festival. Comme on fête la 60e édition du Jazzfest Berlin cette année, on joue avec la notion de temps. On regarde en arrière en invitant quelques légendes qui ont contribué à développer ou même inventer de nouveaux sous-genres du jazz traditionnel le long des six dernières décennies comme Alexander von Schlippenbach et Aki Takase, Conny Bauer ou Fred Frith.
Andrew Cyrille - qui a déjà joué ici à la fin des années 60 avec Cecil Taylor à la Philharmonie - revient, après plus de 50 ans, pour un duo avec Bill McHenry, tandis que la chanteuse brésilienne Joyce Moreno vient présenter la musique de Natureza, un album inédit enregistré dans les années 70.
Mais, bien sûr, on présente aussi des voix nouvelles comme la saxophoniste Marthe Lea et le clarinettiste Andreas Røysum de Norvège, la pianiste polonaise Marta Warelis d’Amsterdam, les saxophonistes Zoh Amba de New-York et Camila Nebbia, d’origine argentine et berlinoise, la chanteuse et contrebassiste mexicaine Fuensanta Méndez, la trompettiste Steph Richards de Californie ou encore les compositrices Nancy Mounir du Caire et Ellen Arkbro, d’origine suédoise…

- Si on regarde de plus près, on trouve quelques tropismes qui reviennent aussi dans les précédentes éditions : la scène française, la scène de Chicago, la scène norvégienne. Pouvez-vous expliquer ces préférences ?

Cette année, après le « White », Eve Risser revient au festival avec le « Red Desert Orchestra » ; Kaja Draksler présente un nouveau projet « Matter 100 » et Irreversible Entanglements leur album Protect your light. Paal Nilssen-Love nous amène son « Circus » et Antonin-Tri Hoang et Romain Clerc-Renaud ont élargi leur projet « Apparitions », en collaboration avec 30 enfants de 9 à 12 ans issus de deux chorales berlinoises, pour ouvrir le Jazzfest Berlin au Haus der Festspiele le 2 Novembre.


Antonin-Tri Hoang explique le projet « Apparitions ».

« Apparitions », c’est un spectacle qu’on a créé, composé et mis en scène avec Romain Clerc-Renaud. À partir du groupe Novembre qui est un quartet, on a assemblé un archipel de différents groupes cachés dans toute la salle. Ce sont des apparitions, des bribes de musique très différentes qui apparaissent dans des endroits inattendus, des allumettes qui flambent et disparaissent.
C’est déjà quelque chose qu’on travaille à quatre avec Novembre : ouvrir des portes et des fenêtres dans notre musique, ouvrir des parenthèses puis reprendre le cours des évènements.
Ici, c’est encore plus concret : on essaie de créer des situations où plusieurs musiques se superposent autour de nous par chance, avec de l’écoute et de la synchronisation. On essaie de provoquer des surgissements poétiques où quelque chose de délicat apparaît soudainement, comme s’il était resté enfoui tout ce temps-là. La lumière a un grand rôle à jouer dans la façon dont on voit apparaître ces musiques et on dessine notre spectacle comme un scénario de cinéma, avec des tableaux successifs qu’on réalise ensuite devant le public.
Parmi ces surgissements, il y a un trio à cordes, acoustique, et un groupe électrique, Bribes. Par l’articulation de la forme ils apparaissent et chacun trouve sa place, du plus pianissimo au plus tonitruant. On aime que les oreilles puissent recevoir toutes ces qualités de sons différentes - acoustique, amplifiée - plus ou moins proches.
Chaque version d’Apparitions est différente, parce qu’elle s’adapte aux spécificités du lieu. On souhaite mettre en avant les particularités des théâtres, renverser les points de vue et d’ouïe.
Ici, à Berlin, on va jouer avec la profondeur impressionnante du plateau. Et la particularité de cette version est qu’elle accueille un chœur d’enfants berlinois. Trente enfants cachés dans la salle vont apparaître de bien des manières que je ne dévoile pas ici. On a travaillé avec deux cheffes de chœur formidables, Gudrun Gierszal et Eva Spaeth, pour adapter notre musique à leurs voix et à leur énergie.
Je pense que la soirée va être belle ; je suis impatient d’entendre les deux duos qui nous précèdent et nous suivent. J’ai découvert le Berlin Jazzfest l’année dernière en y jouant avec le Umlaut Big Band, j’ai trouvé très intelligente la manière dont ils agencent la programmation, parfois assez proche de ce qu’on aime provoquer dans Apparitions : multi frontal, acoustique et amplifiée, esthétiquement assez large, et j’aime leur façon de faire se suivre des légendes et des inconnus comme nous, de façon si libre. C’est vraiment pertinent et pas si courant dans les festivals qui peuvent parfois crouler sous l’importance des noms.


Depuis que je suis responsable de la programmation du festival, on est très attaché à la scène de Chicago autour de l’AACM. Après l’Art Ensemble of Chicago de Roscoe Mitchell en 2018, Anthony Braxton’s Sonic Genome en 2019 - sans oublier Nicole Mitchell, Tomeka Reid, Jaimie Branch, Jeff Parker, Ben Lamar Gay, Isaiah Collier, Matana Roberts, Hamid Drake ou Rob Mazurek dans les éditions précédentes - nous avons le grand plaisir et l’honneur d’accueillir cette année à Berlin le lauréat du prix Pulitzer Henry Threadgill, lui aussi membre de l’AACM. Il a composé une nouvelle pièce pour son ensemble Zooid et celui de Silke Eberhard, le groupe de dix musicien·ne·s Potsa Lotsa XL.
Mike Reed’s Separatist Party, Joshua Abrams Natural Information Society et le trio Bitchn Bajas vont nous inviter à une plus grande immersion dans cette scène de Chicago en partageant le plateau pendant trois heures, avec pas mal de surprises…
Pourquoi ? - Vraiment ?
C’est l’esprit de communauté de la Wind City aux États-Unis qui me fascine and most of all : the music and the legacy of these fantastic musicians speak for themselves, don’t you think ?

- Cette année, il y a le JazzFest ImproCamp qui va permettre à de jeunes musicien·ne·s de se confronter à l’improvisation, à la pratique artistique. Comment s’est monté ce projet ? Est-ce une réponse directe aux problématiques posées lors de la conférence EJN Illuminations sur la transmission et l’enseignement ? De même, le travail avec la Hanns Eisler Schule est-il amené à perdurer ?

L’idée de jouer avec la notion de temps et aussi de regarder le futur en invitant des enfants à participer et à profiter du Jazzfest Berlin est née à l’occasion de cette 60e édition : Spinning Time, c’est le slogan de ce festival présentant des musicien·ne·s de trois générations de 9 à 85 ans avec de nombreuses collaborations avec des musicien·ne·s de la scène cosmopolite de Berlin.

Cette année, en effet, il y a de nouveau des répétitions, six au total, afin de réaliser ces projets collaboratifs qui sont très importants pour moi. Cela permet d’intégrer et de lier les musicien·ne·s des scènes internationales. Les répétitions commencent cinq jours avant le festival. Le lundi, on accueille 60 enfants pour le premier « impro camp » et, au même moment, les 30 chanteurs et les 15 musiciens du projet d’Henry Threadgill seront dans notre théâtre. Ces 75 musicien.ne.s vont se découvrir en arrivant et vont « vivre » avec nous - l’équipe du festival - dans notre théâtre pendant une petite semaine.

On monte aussi des coopérations pour réaliser des projets, cette fois-ci avec l’Universität der Künste, juste à côté de la Haus der Berliner Festspiele, et également avec la Hanns Eisler Musikhochschule qui nous soutient avec la mise à disposition de salles de répétition.
Je crois au travail avec les étudiants et les enfants, c’est extrêmement important. Pour cette édition, nous avons réalisé une grande enquête afin de nous lancer dans des projets d’éducation artistique s’adressant à des enfants. Le résultat est donc un workshop interdisciplinaire de 5 jours (10 h - 16 h) pendant les vacances d’automne, ici à Berlin, et la collaboration artistique autour de la pièce « Apparitions ». Les enfants pourront également découvrir les coulisses du théâtre et du festival et rencontreront des musicien·ne·s programmé·e·s lors d’entretiens et d’ateliers.

Je pourrais parler encore longtemps de notre motivation, de notre approche et de nos choix artistiques, mais je vous recommande à ce sujet de consulter les conversations dans notre magazine en ligne « Story ».
(Un-)Learning donne la parole aux artistes et permet un regard éclairé sur la transmission et l’enseignement de l’improvisation.

Et bien sûr, pour celleux qui peuvent venir à Berlin : ça va être la fête !!

par Matthieu Jouan // Publié le 29 octobre 2023

[1Au temps des deux Allemagnes, le festival s’appelait Berliner Jazztage jusqu’en 1980, se tenait à l’Ouest et a eu, entre autres directeurs, Joachim-Ernst Berendt (1964–72), George Gruntz (1973–94) et Albert Mangelsdorff (1995–2000). Depuis 2018, il est dirigé par une femme, Nadin Deventer.