Scènes

Jazzfest Berlin, un festival en béton

Organisé à Berlin, mais en relation avec São Paulo, Le Caire et Johannesburg, le festival de jazz est plus que jamais international.


L’édition est surnommée « Scenes of Now », les scènes de l’instant, pourrait-on dire. C’est surtout parce que l’équipe du Jazzfest a suivi la directrice artistique Nadin Deventer dans sa folle proposition d’un programme international partagé, simultané, qui confère à l’instant présent le don d’ubiquité tant recherché.

En arrivant à Berlin, une pluie glaciale et horizontale vient rappeler la situation continentale et centrale de la ville en Europe. Il fait déjà nuit quand la soirée dédiée au piano commence dans la magnifique salle de la Französiche Straße, la Pierre Boulez Saal. Au centre de l’auditorium en ellipse trône le Steinway de concert sur lequel se succèdent Bobo Stenson (en trio avec Anders Jormin à la basse et Jon Fält à la batterie), Kaja Draksler en duo avec la trompettiste Susana Santos Silva et le Vijay Iyer trio (avec Linda May Han Oh à la contrebasse et Tyshawn Sorey à la batterie). L’acoustique travaillée du lieu est renforcée par un dispositif semi-amplifié suspendu au plafond qui donne un relief particulier et inattendu à la musique. Si Bobo Stenson a offert un concert doux et sans réelle surprise, Vijay Iyer a su apporter un peu de souffle et d’énergie dans la soirée.

Mais le cœur battait lors du duo des deux musiciennes. Kaja Draksler et Susana Santos Silva, deux têtes rondes à poils ras, portent avec élégance leurs attitudes, solaire pour l’une et lunaire pour l’autre. Les phrases et les idées fusent, reprises au vol, dans un échange rapide et permanent. Puis elles jouent avec l’acoustique de la salle, avec les attaques, les genres et, de trompette défaite en piano préparé, elles finissent les deux mains dans les cordes du piano, en cliquetis et boite à musique.
A partir de ce concert, il va falloir tirer des bords pour avancer plus loin dans le festival.

Le reste se passe à silent green, l’ancien complexe crématorium-columbarium du quartier Wedding transformé en centre de culture. La Kuppel Halle (ancien columbarium) a une petite scène contre un mur et le public en face, avec une rangée au balcon circulaire. La Beton Halle est souterraine, carrée, industrielle et on y accède par une longue rampe qui forme un tunnel.

Beton Halle Jazzfest Berlin © Gérard Boisnel

C’est dans cette dernière salle qu’est installé le dispositif au cœur du projet de cette édition. Une grande scène contre l’un des côtés de la salle ; le public est disposé en face et sur les flancs. Aux quatre murs, des écrans géants sont reliés à Johannesburg pour le direct et diffusent les films et les projets vidéos réalisés par les artistes du Caire et de São Paulo.
La plupart des concerts se joue à guichets fermés, aussi bien à silent green qu’à l’église Kaiser Wilhelm, avec un total de plus de 5500 spectateur.trice.s pour ces dizaines de concerts, en temps de COVID : l’organisation avait mis au point un contrôle sanitaire drastique.
Cette 58e édition du Jazzfest Berlin est maintenant disponible en ligne pendant un an et l’ensemble des concerts, des films et des vidéos est à visionner et écouter. C’est un fait notable pour un festival que de proposer ainsi l’intégralité de sa programmation à tous les publics. Aussi, trois guides numériques concernant les trois villes associées sont à consulter pour en savoir plus sur ces scènes de musiques lointaines et méconnues en Europe.

Petter Eldh - Koma Saxo © Gérard Boisnel

Des concerts entendus à silent green, je retiens le groupe du batteur égyptien Maurice Louca, Elephantine, qui se situe entre les groupes de Rabih Abou-Khalil et le Fire ! Orchestra, avec une belle énergie colorée et un casting étonnant, international et jeune.
Le groupe pour lequel Petter Eldh compose, Koma Saxo, a donné un concert roboratif, plein de force. Le bassiste suédois était à la basse électrique et a quasiment transformé la Beton Halle en club berlinois. Le concert enregistré doit sortir sur disque. Il faut vraiment reconnaître que ce quintet (que des hommes) européen est l’une des plus inventives machines à concert de la période.

Aki Takase © Gérard Boisnel

Enfin, après avoir reçu en public le prix Albert Mangelsdorff qui couronne l’ensemble de sa carrière, la pianiste Aki Takase a donné un concert fantastique avec son groupe Japanic, jonglant d’un style à l’autre, prenant les libertés les plus joyeuses à partir des partitions. Daniel Erdmann y joue un rôle essentiel (il joue par ailleurs en duo avec la pianiste) avec un son très personnel et soyeux. L’orchestre se plie et se déplie selon les morceaux, à deux, à trois ou quatre musicien.ne.s, créant une succession d’ambiances vraiment contrastées. Ce Japanic est un orchestre couteau-suisse. DJ Illvibe fait de belles propositions et alterne les mix et le scratching ; tout cela se conclut par un final humoristique avec une chanteuse étonnante.
Sur scène toujours, l’équipe du Jazzfest Berlin reçoit, des mains de son directeur, le trophée Europe Jazz Network 2021 du Festival à la meilleure programmation d’avant-garde.
Il faut mentionner également le concert de la chanteuse Cansu Tanrıkulu qui a su s’entourer du guitariste Marc Ribot et de son compagnon de longue date, le contrebassiste Greg Cohen, ainsi que du grand Tobias Delius aux saxophones et clarinettes. Un pari risqué, avec vidéo projetée et improvisations débridées. Le risque de se faire emporter par les trois briscards était grand mais la chanteuse a su se maintenir à flot et proposer, répondre, suivre et dévier à sa façon. Cela a pris un peu de temps à se mettre en place, chacun.e cherchant sa place, mais une fois lancé, le concert a pris une belle forme.
Le seul bémol à apporter à cette magnifique programmation et à ce pari osé d’une quadruple scène, c’est le passage très abrupt d’une scène live à une vidéo, même en direct. Bien sûr, c’est magique de se dire qu’à 9000 kilomètres de là, il y a aussi des musicien.ne.s et un public qui vibrent en même temps que nous, mais le passage au streaming est aride.
Par contre, maintenant que l’ensemble du festival est en ligne, il n’y aura plus ce décalage et c’est donc l’occasion d’aller fouiner et découvrir tous ces concerts et projets.
Ne commettez pas la folie de vous adresser ailleurs ! Une seule adresse : www.berlinerfestspiele.de/on-demand