Portrait

Nadin Deventer, la star(zz) du Jazzfest Berlin

Nommée en 2018 directrice artistique du Jazzfest Berlin, le festival officiel de la capitale allemande depuis 1964, la quadragénaire a frappé fort pour sa première édition.


Très versée dans la jeune scène de la musique improvisée européenne, elle est aussi intéressée par les passerelles avec l’histoire du jazz. En 2018, c’est James Reese Europe [1], l’Art Ensemble of Chicago, Nicole Mitchell’s Black Earth Ensemble et l‘afrofuturism de Moor Mother qui étaient à l’honneur, cette année, c’est Anthony Braxton et son Sonic Genome qui tient le fil rouge du festival. Enfin, avec un brin de folie, elle propose une programmation festive, dans des lieux décalés, avec des formats inventifs. Sans peur, avec ouverture et curiosité. Elle répond à nos questions en français, il faut le souligner !

Nadin Deventer © Camille Blake

- Votre première édition en tant que directrice a été saluée en Europe par de nombreux professionnels. On a même entendu que le festival de Berlin renouait avec l’aventure, l’innovation et la surprise. Comment abordez-vous la création d’un festival ?

Je vous remercie pour les compliments. Je suis très contente que notre première édition « heart breakers » (« When did you heart break ? ») a été si bien reçue par les critiques et par le public ainsi que les artistes dont une grande partie a pris beaucoup de risques.

Je me suis lancée à fond dans ce processus de programmation et de recherche en posant plein de questions aux gens, aux artistes et à propos des lieux : Où sommes-nous, comment fonctionne tel endroit, le festival ? D’où vient ce festival et quelles sont ses perspectives ? Que se passe-t-il à Berlin, dans le monde entier et quels sont les développements et les artistes les plus remarquables en ce moment ? Comment contribuer au grand discours et au voyage de ce qu’on appelle le jazz ? Comment être judicieuse ?

Pour moi, un festival est un microcosme dans lequel on se plonge, on découvre et on flotte en tant que spectateur, artiste ou même organisatrice… J’aime bien créer une histoire, travailler avec les sujets, avec le théâtre. Je m’intéresse beaucoup au processus artistique. Je crois à la communauté artistique pour permettre de créer un univers à part avec un festival.

Aussi, la façon dont on raconte l’histoire est très importante : la communication, l’image qu’on crée pour s’adresser à un certain public. Tout ça a très bien marché l’année dernière, il y avait d’un coup cette magie… Oui ! C’était assez magique dans les coulisses, dans les salles de concerts, les clubs, dans les salles de séjour, les cafés, dans le salon de coiffure, au foyer, pendant les discussions, les films, au Silent Meal (de l’artiste finlandaise Nina Backman). D’un coup, il y avait cette communauté qui flottait… Quel bonheur et quelle chance !

Je suis vraiment ravie d’avoir fait cette expérience avec une programmation extrêmement pointue et exigeante.

- Comment devient-on directrice artistique du Jazzfest Berlin ?

J‘adore ce que je fais et je me sens extrêmement privilégiée. J‘ai moi-même fait des études de musique et je travaille dans la culture depuis 16 ans dans pas mal de lieux et de contextes différents. Avant de travailler pour le Berliner Festspiele par exemple, je prenais un grand plaisir à organiser le festival n.a.t.u.r (natural aesthetics meet the urban environment) avec 170 spectacles en 10 jours, des tours, plein d’actions participatives et toutes sortes de musique, danse, spectacle, discours, fête et transformation totale d’une vieille gare désaffectée. J’ai été pendant 10 ans directrice de Jazzwerkruhr, une plateforme d’échanges et un festival pour les musicien.ne.s de la région de la Ruhr en Allemagne et j‘étais aussi en charge de la programmation jazz pour Ruhr.2010, European Capital of Culture qui s‘est déroulé dans une vingtaine de villes européennes en 2010 avec 15 créations et coproductions internationales. Le titre était : No blah-blah !
J’ai un parcours assez interdisciplinaire : j’ai aussi travaillé pour la RuhrTriennale et le festival de Flandre à Bruxelles. Je suis restée au conseil d’administration du Europe Jazz Network pendant 6 ans, jusqu’en 2018. Puis Thomas Oberender m’a embauchée pour monter et coordonner la section des specials pour le Berliner Festspiele, ce que j’ai fait pendant 3 ans, et en même temps j’ai commencé la production du Jazzfest Berlin alors que Richard Williams en était encore le directeur artistique. Quand il s’est arrêté après 3 éditions, on m’a nommée à sa succession… et voilà !

- Comment avez-vous réussi à programmer cette fantastique réunion de musicien.ne.s autour d’Anthony Braxton ? Et pourquoi ce choix ?

La scène musicale à Berlin est extrêmement riche, internationale, créative et dynamique. Je viens moi-même de la scène free en tant de productrice et programmatrice, et faire participer les musiciens locaux au Jazzfest Berlin est pour moi une évidence. Mon travail fonctionne lorsque je ressens un certain dynamisme, un intérêt des partenaires et des artistes pour le festival. Le Sonic Genome d’Anthony Braxton est un projet unique et fou, extrêmement exigeant et complexe mais aussi risqué : on ne connaît pas à l’avance le résultat de cette aventure musicale ! Une aventure à laquelle participent une soixantaine de musiciens de Berlin, des États-Unis et d’Australie et parmi eux une quarantaine de musiciens de deux orchestres berlinois, Andromeda Mega Express Orchestra et Trickster Orchestra ainsi que des musiciens de la Echtzeit à Berlin et du KIM collective. Une quinzaine de musiciens de la Tricentric Foundation d’Anthony Braxton et six musiciens du Australian Art Orchestra complètent ce line-up.

New Voices and International Encounters :
“Make Some Noise !”

Ils vont, tous ensemble, s’immerger dans l’univers musical de ce grand maître qu’est Anthony Braxton et pendant trois jours et trois nuits vont finalement transformer le musée Martin Gropius Bau en un lieu à part. Il n’y aura pas de scène, ni d’amplification. Tout le monde, la communauté musicale et le public, va constamment bouger pendant 6 heures et aller partout dans le musée, y compris aux trois expositions en cours, extrêmement inspirantes. Le restaurant sera ouvert, il y aura à manger et à boire et les 60 musiciens vont se séparer en une douzaine de groupes différents, qui eux-mêmes vont changer tout le temps. Par moments ils vont tous jouer ensemble et choisir des morceaux parmi 450 compositions de Braxton. Comme c’est vraiment intense, il y aura toute une série de discours et de films pendant les trois jours suivant pour discuter avec des scientifiques, avec des musiciens du festival et avec Anthony Braxton lui-même, des valeurs que la créativité infinie d’Anthony Braxton a apportées, ces cinq dernières décennies, au monde de la musique.

Je suis très enthousiaste car ces projets sont aussi une marque de confiance. Toute une communauté de musiciens, de partenaires, de supporters et de scientifiques y croit et y participe.

Et si ça marche, à partir d’un certain moment, on va tous flotter !

L’un des visuels de Jazzfest Berlin 2019

- Vous travaillez particulièrement les espaces (scène centrale et public autour, lieux divers dans Berlin, petits clubs et grandes salles) et le temps (concert de 100 minutes, soirée de 6 heures) comme une sorte de scénographe. Quelle importance accordez-vous à ces éléments ?

Les formats, les lieux et le temps sont extrêmement importants. Dans deux salles de séjour, une galerie et un salon de coiffure par exemple, une quinzaine de musiciens du festival va se rencontrer pour la première fois - le dimanche matin - et jouer trois fois vingt minutes en petits groupes tandis que le public se promène d’un endroit à l’autre. Ensuite, tout le monde peut aller à l’église où Sinikka Langeland va présenter son nouveau projet Sauna Cathedral à la Kaiser Wilhelm Gedächtnis Kirche, un endroit très spécial avec une lumière et une ambiance uniques, pour ensuite finir le dimanche dans notre théâtre, Haus der Berliner Festspiele où on peut, par exemple, expérimenter un Fungus Opera, une création du KIM collective.

Dans deux Late Night Labs, trois projets assez différents vont partager pendant 100 minutes la scène du théâtre qu’on a transformée en une sorte d’arène, un espace d’expérimentation avec le public assis – en partie sur des matelas - autour des artistes. Si ça marche, encore une fois, on pourra faire une expérience magique, car on donne beaucoup d’espace, de liberté et de confiance aux artistes pour proposer quelque chose de nouveau et d’unique avec des rencontres et des lieux particuliers.

Julien Desprez - Abacaxi au Jazzfest Berlin, 2018 © Gérard Boisnel

- Vous invitez Julien Desprez pour l’un de ces Late Night Labs, pourquoi ce choix ? Que pensez-vous de ce musicien ?

L’année dernière, nous avons eu l‘honneur de présenter - en première mondiale - le trio Abacaxi de Julien Desprez et depuis, leur étoile brille dans le circuit des festivals internationaux comme ceux de Lisbonne, Viktoriaville, Saalfelden ou Moers. Ce projet est l’un des plus remarquables au monde, je crois. C’est une révélation d‘énergie, de créativité, de virtuosité et d’innovation… et Julien joue de la guitare comme personne d’autre. Je suis très impressionnée par son style unique, son esprit ouvert et innovant et son énorme talent de musicien.
J’avais vu la création de T®opic à Sons d’Hiver en février, et ensuite il m’a raconté Coco, le projet de danse brésilienne qu’il est en train de préparer en ce moment à Strasbourg, après un séjour de quelques mois au Brésil. Je savais donc quoi faire pour cette année : inviter ces deux projets particuliers rassemblant des musicien.ne.s exceptionnel.le.s d’Europe, des États-Unis et du Brésil et compléter le tout avec São Paulo Underground, le projet de Rob Mazurek pour une rencontre interdisciplinaire unique sur scène pendant 100 minutes…
Ces 14 artistes vont répéter à Berlin, ils se connaissent tous et tout le monde est très enthousiaste.
Quoi de mieux pour un festival qui cherche à créer un espace de créativité et d’improvisation ? Julien fait aussi partie du deuxième Late Night Lab qui rassemble trois trios et attire le public des clubs, des boîtes de nuit et du groove sur l’arène de notre festival : Mopcut, Moskus, Kaos Puls ; rien que des représentant.e.s de la jeune génération des scènes locales norvégienne, autrichienne, allemande et française.

- Lors de l’édition 2018 et cette année encore, la présence d’artistes français est remarquée. Avez-vous une connaissance et un goût prononcé pour la scène jazz française et si oui, pourquoi ?

J’ai vécu deux ans à Paris en tant qu’étudiante et j’essaie de suivre les scènes musicales en Europe. Il y a tant de talents en ce moment, c’est incroyable. Et oui, bien sûr, en France vous avez des musicien.ne.s fantastiques… les frères Ceccaldi m’ont également impressionnée l‘année dernière avec leur énergie et créativité énorme, tout comme Yuko Oshima en duo avec Hamid Drake, un concert mémorable. Après un concert de son White Desert Orchestra en 2016, Eve Risser revient au festival en solo cette année ; quant à Leila Martial - cette artiste venue d’une autre planète - elle va fêter ses débuts berlinois avec Baa Box et finalement Michel Portal va rejoindre Joachim Kühn pour son projet dédié à Ornette Coleman.
Le fait qu’ils viennent tous de France ne m’empêche pas de les faire venir, ce n‘est pas de leur faute !

par Matthieu Jouan // Publié le 22 septembre 2019
P.-S. :

Jazzfest Berlin
du 31 octobre au 3 nov 2019
avec 200 artistes de 15 pays
Le programme est en ligne

[1James Reese Europe & The Harlem Hellfighters : the absence of ruine. Une commande du Jazzfest Berlin à Jason Moran, en coproduction avec le London Jazzfestival & The Kennedy Center in Washington