Entretien

Jean Marc Foltz, une bête sauvage

Entretien à l’occasion de la sortie de Wild Beast, dernier-né du label Vision Fugitive.

Jean-Marc Foltz © Michel Laborde

A l’occasion de la sortie de Wild Beast, second album du quartet qu’il partage avec Philippe Mouraglotou, Christophe Marguet et Sébastien Boisseau, le clarinettiste Jean-Marc Foltz fait un point sur l’esthétique qu’il a développée notamment dans le cadre de Vision Fugitive, le label qu’il a fondé avec le guitariste Philippe Mouraglotou. Une discussion autour du son et et des images qui forment une identité poétique forte des disques de ce label.

Jean-Marc Foltz © Michel Laborde

- Une des caractéristiques de votre discographie, c’est la présence de visuels très soignés dans chaque album. J’imagine que c’est un choix fort.

Oui. C’est un choix délibéré que nous avons fait en concevant le label Vision Fugitive. On souhaitait proposer des disques élégants, qui sont un peu comme des livres, comme de beaux livres auxquels on s’attache. Avec une pochette entièrement dessinée et un livret illustré pour relier l’œil et l’oreille. A l’heure où l’on consomme de la musique presque gratuitement sous forme dématérialisée, nous sommes à contre-courant. Je crois que nous voulons rester de doux rêveurs…

- Comment s’est fait le choix des photographies de Nicolas Bruant pour l’album Wild Beasts ?

Dès que j’ai rencontré Nicolas Bruant, sa vision inspirée de l’art photographique m’a touché. Je lui ai proposé d’intégrer ses photos dans Exercices d’Evasion, le premier album solo de Philippe Mouratoglou et dans Viracochas, le premier album de ce quartet. Il m’avait offert aussi son livre de photos d’Afrique, Wild Beasts, qui habite depuis mon espace de travail, là où je compose, et la puissance qui en émane a fini par me souffler cette musique à l’oreille.

j’aime confectionner minutieusement un objet esthétique qui porte du sens

- Avec ces albums, on a l’impression d’un travail de précision, un travail très soigné. Qu’ils soient de beaux objets y contribue, bien sûr, mais pas seulement. Qu’en est-il du travail d’écriture ?

Un disque est une belle occasion d’écrire. Nous aimons concevoir nos disques de la même manière que notre musique, comme de véritables compositions. Ce souci compositionnel vient-il du classique, car je suis également ce qu’on appelle un musicien classique ? Peut-être ne suis-je pas le mieux placé pour répondre à cette question ? Quoi qu’il en soit, je peux dire que j’aime confectionner minutieusement un objet esthétique qui porte du sens. Mes disques sont aussi des jeux de piste, j’imagine l’auditeur se laisser glisser dans l’album en tirant un fil pour y découvrir un jeu de symboles et de références.
De la même manière, je ne conçois pas de souffler dans ma clarinette pour dire tout et n’importe quoi. L’expression et la beauté du souffle m’impressionnent. C’est la notion profonde qui occupe depuis toujours le centre de ma pratique de musicien, que j’interprète la musique d’un autre, que j’improvise ou que j’écrive. Le souffle…

- Dans Wild Beasts, comme sur vos albums précédents, le line-up laisse entendre qu’on est dans le registre de la poésie.

La musique m’intéresse lorsque le son permet de partager de l’émotion. Une musique faite pour marquer des buts ou donner des coups de poing sur la table est quelque chose que je ne saurais pas faire. Chaque musique me semble provenir d’une intention singulière. En ce qui me concerne, il s’agit de porter à l’extérieur un monde intérieur, qui entre en résonance avec l’intériorité de celui qui écoute et se prolonge dans son propre imaginaire. Je vois la poésie comme une façon de choisir délicatement ses mots et de les assembler de sorte à produire du rêve éveillé. Il en va de même dans ma musique. J’aime à la fois la force initiale de l’objet brut et le processus par lequel il se charge d’intention pour devenir un objet raffiné. C’est ainsi que j’aime travailler le timbre, dessiner des phrases et construire des formes. Produire un disque revient donc pour moi à produire un objet poétique.

Jean-Marc Foltz © Michel Laborde

- Pourquoi le thème de la faune sauvage ?

Ce sont les photos de Nicolas Bruant qui ont déterminé ce thème. Son livre a été le déclencheur de ce travail. J’envisage chaque projet comme une occasion d’étude. Ici une étude de la félinité et du sauvage, coïncidant avec des recherches sur les animaux totems. Pour autant, dans mon esprit, Wild Beasts n’est ni une « suite africaine » ni un « bestiaire », mais davantage un kaléidoscope. Ce disque évoque bel et bien la puissance animale, mais il exprime aussi un besoin de retour à la nature, à la terre. Et cette musique rend hommage à quelques-uns des musiciens de jazz qui m’ont inspiré cette urgence de jouer « corps et âme » (« body and soul » !).

souffler dans un bout de bois n’est pas si anodin

Ainsi ce répertoire semble plus dynamique que les précédents, parce que les photos de Bruant m’ont donné cet élan, mais lorsqu’on me dit parfois que ma musique est « planante », il y a un peu méprise, car ce qui m’intéresse, par-dessus tout et indépendamment du style, c’est l’écoute, l’écoute profonde. C’est le sujet de mon album précédent, Nowaten.
Et puis j’ai joué tellement de notes dans le répertoire contemporain qu’aujourd’hui je n’éprouve plus aucun besoin de feu d’artifice. Je veux jouer les notes qui me parlent, celles qui me touchent et racontent une histoire. Concevoir ce répertoire thématique m’a permis de réaliser aussi à quel point souffler dans un bout de bois n’est pas si anodin. C’est redonner vie à ce bout de bois et lui donner l’occasion de raconter des choses. J’ai aimé ressentir ce rappel à l’ordre : tu souffles dans une branche d’arbre du Mozambique qui a de la mémoire.

- En tant que clarinettiste, est-ce que vous vous inscrivez dans une tradition, une filiation ?

Comme j’éprouve le besoin de me sentir libre de voyager d’une esthétique à l’autre, je dois reconnaître que je ne m’identifie pas véritablement à l’école de clarinette classique française, que je trouve un peu exclusive, voire « excluante ». En revanche, trois figures éminentes m’ont encouragé à tracer mon propre chemin. Benny Goodman, exemplaire dans sa double culture puisqu’il fait tourner son Big Band et son Sextet en même temps qu’il interprète le répertoire classique et crée de nouvelles œuvres de Bartók, Stravinsky, Poulenc ou Copland… Michel Portal, dont je me sens un héritier direct, parce que quand j’étais à peine né, il taillait déjà des brèches aventureuses dans les conventions. Je l’admire et lui suis reconnaissant.
Et puis, il y a Jimmy Giuffre, que j’ai découvert un peu plus tard, dont le souffle m’a littéralement transpercé.

- Et puis il y a le label Vision Fugitive ?

Lorsque Philippe Mouratoglou et moi avons imaginé notre label, nous aspirions à une continuité qui nous permettrait d’écrire dans le temps, de faire vivre une complicité au long cours avec des artistes que nous apprécions et de composer de beaux objets en tissant du sens. Vision Fugitive est un endroit d’amitiés collaboratives, puisque nos imaginaires croisent celui d’Emmanuel Guilbert qui dessine les pochettes originales des albums à partir de nos musiques, complétés par le travail avisé de composition graphique de Philippe Ghielmetti et l’oreille sensible de Gérard de Haro qui fait nos prises de son. Cette intimité et cette fidélité m’importent beaucoup, c’est pour cela que j’aime aussi travailler avec un petit nombre de musiciens, toujours les mêmes.
Avec ce quartet par exemple, on a eu un plaisir fou à se retrouver pour ce nouveau répertoire en studio, en compagnie de Philippe Ochem qui nous accompagnait depuis l’origine du groupe. Et puisqu’il s’agit d’une histoire qui se poursuit, j’ai pris soin de connecter les deux albums. Dans la thématique, Wild Beasts commence exactement là où nous avions laissé Viracochas.