Chronique

Jean-Marc Foltz & Stephan Oliva

Indigo

Jean-Marc Foltz (bcl), Stephan Oliva (p)

Label / Distribution : Vision Fugitive

A priori, la douceur et l’abandon ne sont pas les premiers sentiments qui viennent spontanément lorsqu’on songe à la musique de Duke Ellington. On pense plutôt élégance et joie, couleur et éclat. Mais c’est le propre de tout costume taillé sur mesure et avec soin que de tomber juste en toute circonstance. Il faut compter sur des artisans comme le pianiste Stephan Oliva et le clarinettiste Jean-Marc Foltz pour faire de ce drapé le plus beau des atours, et offrir à « Caravan », emblème s’il en est, une langueur qu’on ne lui soupçonnait pas. La clarinette basse feule avec lenteur, avare de gestes mais pas de générosité, un thème qu’Oliva va enluminer avec son style si familier, offrant des contrechamps larges et des mises en situation qui valent tous les travellings du monde : réduite à une poignée de secondes calculée au grain de sable près, la caravane de Foltz et Oliva cahote dans un désert où l’on perçoit le moindre des détails, le plus minime coup de vent. Les heureux paradoxes du cinéma pour les oreilles.

Car la musique d’Oliva et de Foltz, où qu’elle soit, est intensément cinématographique. Indigo n’échappe pas à la règle, et ce n’est pas seulement parce que la pochette montre un Lawrence d’Arabie veillant sur les caravanes, son complice Ali ibn el Kharish se chargeant de la clarinette - une alliance des contraires qui fonde la plus belle des amitiés, comme dans le film de David Lean. Ce n’est pas non plus pour cette magnifique interprétation de « African Flower » dont Oliva se saisit, tout en liant, plus veloutée que le célèbre dialogue avec Mingus dans Money Jungle mais qui fera penser à la mécanique de l’Écume des Jours de Gondry. Le personnage d’Ellington est double dans ce disque, un double qui fusionne au fil des morceaux comme Oliva et Foltz le font dans le profond « Solitude », et trouve son point de fusion dans « Sunset and the Mocking Bird », qui a la finesse d’un haïku. Un double à la fois lointain et fantomatique, diaphane dans « Black and Tan Fantasy » que la main gauche du pianiste embrasse avec un flegme qui n’empêche pas la chaleur, et une présence solaire précisément détaillée dans le « Medley » qui construit une silhouette élégante et forcément tutélaire.

C’est à la constitution d’un portrait fidèle et amoureux que Foltz et Oliva nous convient. Il ressemble à la Eleanora Suite que le clarinettiste nous avait proposé autour du personnage de Billie Holiday, dans une version moins sombre cependant, même si « Mood Indigo » et sa lente plainte à la clarinette révèlent des zones d’ombre et des cicatrices. C’est encore une fois au label Vision Fugitive que l’on doit ce bel objet, agrémenté d’un livret où le texte très éclairant de Gilles Tordjman et les photographies du Duke nous rapprochent encore davantage de cette figure centrale et séminale des musiques que nous défendons. Indigo est une œuvre riche et pleine de surprise sur une musique que l’on pense toujours connaître par cœur et qui révèle de nouvelles sensations, des épices rares que Stephan Oliva et Jean-Marc Foltz accommodent à merveille.