Portrait

Jen Shyu, chercheuse polyglotte

Avec Zero Grasses : Ritual for the Losses (Pi Recordings), la chanteuse américaine nous livre son disque le plus personnel à ce jour.


Jen Shyu @ Daniel Wolf (avec l’aimable autorisation de Roulette Intermedium)

Les superlatifs ne suffisent pas pour décrire cette étonnante artiste. Parlant une dizaine de langues, jouant une dizaine d’instruments – elle est une enfant prodige au piano –, danseuse accomplie, Jen Shyu est une personnalité hors du commun.

Née d’une mère originaire du Timor oriental et d’un père taïwanais, Jen Shyu grandit dans l’Amérique profonde. Le chant n’est pas sa vocation première. Elle passe d’abord par le piano, le violon et la danse classique. « J’adorais le piano, avoue-t-elle avec un enthousiasme non déguisé. J’en jouais quatre heures par jour. Être sur scène me procurait également une grande joie. » Elle débute le chant à 12 ans et son intérêt pour les comédies musicales l’amène à découvrir les versions jazz des thèmes de ces œuvres. Elle se voit alors faire carrière à Broadway. D’ailleurs, son départ pour l’Université de Stanford où elle étudie l’opéra la prédestine vraiment pour la scène ou le conservatoire.

En Californie, elle fait des rencontres déterminantes. Le saxophoniste Francis Wong et le pianiste Jon Jang, co-fondateurs de l’association Asian Improv aRts (AIR), l’encouragent à exploiter son héritage culturel et musical. Elle songe à la vingtaine de partitions héritées d’une grand-tante taïwanaise que son père lui a données. Une de ces chansons traditionnelles finit par figurer parmi des standards sur son premier disque, For Now (4am Music).

Ensuite, par l’intermédiaire du batteur Dafnis Prieto, elle croise le chemin de Steve Coleman qui déclare à l’écoute de son album : « Tu as une belle voix mais est-ce que tu vas chanter des standards toute ta vie ? » Il l’invite néanmoins à rejoindre son groupe Five Elements avec lequel elle jouera pendant huit ans. Cette expérience l’incite à écrire ses propres compositions. Pour cela, il lui faut surmonter ses inhibitions héritées de sa formation classique : « Pourquoi écrire ma propre musique ? Je me demandais comment il serait possible de faire mieux que Chopin ou Bach ? »

J’ai grandi dans une commune rurale de l’Illinois et les enfants peuvent être très méchants


En parallèle, des bourses lui permettent successivement de se rendre à Taïwan, en Indonésie, au Timor oriental ou en Corée du Sud. Là, elle effectue des travaux de terrain et explore les formes musicales ancestrales de ces contrées, leur langue, leurs instruments et d’autres traditions tels que le pansori, l’art du récit chanté coréen, ou le sindhenan, une forme de chant improvisé de Java.

Jen Shyu @ Daniel Wolf (avec l’aimable autorisation de Roulette Intermedium)

À travers ces méandres, la vision musicale de Jen Shyu s’affine et culmine avec Zero Grasses : Ritual for the Losses. Initialement, Shyu conçoit ce projet comme un hommage à son père, disparu en avril 2019, avec pour thème le deuil ou le vide laissé par la perte d’une personne chère. Puis survient la pandémie et la sortie de l’album prévue pour l’automne 2020 est repoussée. La composition ouvrant l’album devait être enregistrée avec une chorale d’enfants. Elle doit changer son fusil d’épaule et utilise sa propre voix avec des overdubs. Elle écrit également d’autres morceaux, notamment en réaction à la situation ambiante, et plus particulièrement aux violences policières commises à l’égard d’Afro-Américains. Elle utilise comme fondation pour « Lament for Breonna Taylor » des bribes d’interviews avec la mère de celle-ci. «  J’ai essayé d’élargir le thème du disque pour inclure les injustices raciales qui me touchent directement, explique-t-elle. J’ai grandi dans une commune rurale de l’Illinois et les enfants peuvent être très méchants. »

Son groupe, Jade Tongue, présente aujourd’hui une formation originale avec le trompettiste Ambrose Akinmusire et l’altiste Mat Maneri, ainsi que les compagnons des tout débuts, le contrebassiste Thomas Morgan et le batteur Dan Weiss. « Je voulais que Mat—un de mes musiciens préférés—et Ambrose se rencontrent et je suis heureuse qu’ils l’aient fait au sein de mon groupe, précise Shyu. Mes choix de musiciens sont davantage une question de personnalités que d’instrumentation.  »

Zero Grasses : Ritual for the Losses propose des compositions non-conformistes où la tradition se marie à l’avant-garde. « Dans ces nouvelles compositions, il est plus difficile de discerner mon travail de recherche, dit-elle. On peut même entendre mes influences classiques pointer leur nez. » Cela dit, il est indéniable que ses séjours à l’étranger transparaissent tout au long du disque. « Display Under the Moon » est une chanson traditionnelle japonaise écrite pour le biwa. Un poème javanais apparaît sur « A Cure for the Heart’s Longing ». « When I Have Power » inclut un chant du Timor-Leste et le texte de « Father Slipped Into Eternal Dream » est tiré d’une parabole du Tchouang-tseu, un des ouvrages fondateurs du taoïsme. Enfin, il arrive même que des genres musicaux apparemment éloignés se rejoignent. « L’improvisation fait partie de la musique javanaise, affirme-t-elle. Ma formation jazz m’a donc aidée à l’appréhender ainsi que ses rythmes.  »

En fusionnant ses influences et en mettant à profit ses recherches, Jen Shyu crée un univers personnel et un véhicule pour transmettre ses émotions et sentiments. Plus important encore, ses travaux sont une intarissable source d’idées pour alimenter son talent de compositrice.