Entretien

Angelika Niescier ne se prend pas au sérieux

L’exubérante saxophoniste allemande nous parle de ses projets et de Ligeti.

Angelika Niescier @ Gérard Boisnel

Mi-mars, la saxophoniste alto Angelika Niescier était à Chicago pour enregistrer un album avec un nouveau trio en compagnie de la violoncelliste Tomeka Reid et de la batteuse Savannah Harris. L’occasion idéale pour faire le point.

Angelika Niescier (Prix Albert-Mangelsdorff 2017)

- D’où vient votre intérêt pour le jazz ?

Ma famille d’accueil pensait que la musique était un élément important de la vie et m’a demandé de choisir un instrument. Je ne sais plus exactement pourquoi j’ai choisi le saxophone - à cause du son, probablement. Une année plus tard environ, quelqu’un m’a demandé si je voulais faire partie d’un groupe - un groupe de rock. En fait, c’était plutôt cool. Et je devais improviser. Je soufflais sans avoir aucune idée de ce que je faisais. Un jour, un ami m’a passé une cassette parce que j’aimais l’improvisation. Et c’était John Coltrane. Cela a été mon initiation. Je n’avais jamais entendu quelque chose comme ça : « Mais bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? » J’ai commencé alors à explorer cet univers.

- Avez-vous reçu une formation ?

Le guitariste du groupe m’a appris quelques trucs et j’ai progressé en jouant dans d’autres formations. J’ai eu différents projets au lycée et ensuite je suis allée étudier au conservatoire de musique d’Essen, la Folkwang Universität der Künste. Mon professeur était Hugo Read. Personne ne joue comme lui. Je lui suis reconnaissante de tout ce qu’il m’a appris. Il y avait également Peter Herborn, un compositeur qui a conçu un projet pour grand orchestre avec Gary Thomas. C’était en 2000, je crois. Ces deux personnes ont joué un rôle clé pour m’aider à définir ce qu’est la musique. C’est à cette époque que j’ai monté mon premier groupe. Environ un an après avoir fini mes études, j’ai déménagé à Cologne parce que j’avais pas mal de travail là-bas.

Wayne Shorter a été mon inspiration pendant de nombreuses années.

- Vous avez eu une révélation avec John Coltrane qui ne jouait pas de l’alto. Quels sont les joueurs d’alto qui vous ont marquée, alors ?

Bien entendu, pour des raisons historiques, j’ai écouté Charlie Parker. Ensuite, j’ai essayé d’écouter tous les joueurs d’alto sans ignorer les autres saxophonistes. J’aime Steve Lehman parce qu’il joue de l’instrument de manière moderne, ou Gary Bartz. Mais Wayne Shorter a été mon inspiration pendant de nombreuses années. Pour des questions de son, je serais encline à écouter des joueurs d’alto, mais pas pour le lexique musical. Cela dit, Shorter a eu un énorme impact sur mon son. En effet, je ne pense pas avoir un son typique à l’alto. Je recherche davantage de profondeur.

Angelika Niescier @ Gérard Boisnel

- À un moment donné, vous avez commencé à jouer avec un nombre croissant de musiciens américains. Pourquoi ?

Encore une fois, il s’agit d’un concours de circonstances. J’ai entendu jouer Tyshawn Sorey pour la première dans un festival où il était aux côtés de Michele Rosewoman. C’était sa première tournée européenne. Si je me souviens bien, on jouait avant eux. J’ai été emballée par son jeu. Un peu timidement, je suis allée lui dire bonjour et je lui ai donné un CD. Ensuite, on a commencé à échanger par e-mail. Chaque fois qu’il jouait en Allemagne, j’essayais d’aller le voir. Plus tard, il a fait une résidence à Moers. J’ai pu inviter Tyshawn à faire un concert qui a été suivi d’une courte tournée en trio.

- Quelle est la différence entre les musiciens européens et américains ?

C’est une question piège, hein ? Et bien, la comparaison est très difficile. Nous avons une éducation différente. Aujourd’hui, j’ai la chance de jouer avec des musiciens qui se donnent à plus de cent pour cent. J’ai commencé à réfléchir à cela quand je jouais avec des musiciens new-yorkais qui se donnent à fond. C’est ce que j’attends de moi et des autres. Si vous ne vous sentez pas concerné, ça ne m’intéresse pas. Ils jouent comme si leur vie était en jeu. C’est de ça que j’ai besoin : des musiciens qui sont là à cent pour cent. J’ai fait pas mal de concerts et de séances d’enregistrement avec des Américains et dès les premières notes, on ne se pose plus de questions. On fonce. Mais c’était bien une question piège (rires).

Chez Intakt, ils sont dynamiques et à fond derrière les projets qu’ils produisent. Et ils sont aussi dingues que moi.

- Comment en êtes-vous venue à jouer en duo avec le pianiste Alexander Hawkins ?

Je crois que je jouais au Festival de Berlin en quintet avec Ralph Alessi, Gerald Cleaver et Florian Weber. On a juste traîné. Alexander Hawkins est vraiment drôle. Plus tard, j’ai entendu son disque en solo que je trouve fantastique. J’en ai parlé aux gens de chez Intakt. Vous savez qu’ils organisent ce festival, unerhört ! à Zurich. Ils m’ont demandé si je voulais jouer avec Alexander. Cela s’est très bien passé et nous avons décidé d’enregistrer. Au cours de la pandémie, nous avons disposé en septembre d’un créneau durant lequel nous avons pu faire quelques concerts et enregistrer. Encore une fois, on est à fond tous les deux. C’est un véritable bonheur.

Nous sommes deux musiciens blancs et nous discutons souvent de la manière dont nous devons nous positionner. C’est une musique noire. Il y a tout un patrimoine, toute une histoire. En Allemagne, à une époque, des musiciens ont essayé de s’émanciper. Quelle blague ! Le jazz est la plus belle invention des noirs et j’en vis. Je peux voyager grâce à cette musique, donner des concerts partout dans le monde, et il ne me viendrait jamais à l’idée de ne pas en attribuer le mérite aux noirs. Bien sûr, nous vivons dans un environnement social différent. Nous avons une éducation et une culture différentes. Et tout cela doit être pris en compte. Mais pourquoi ne pas rendre à César ce qui appartient à César ?

- Comment est venue l’idée du trio avec Tomeka Reid et Savannah Harris ?

Tomeka Reid était artiste résidente à Moers. Bien entendu, je la connaissais déjà. J’ai entendu son concert en solo qui m’a laissée bouche bée. Cette année-là, nous avons joué pas mal ensemble, mais avec un autre batteur. À Cologne, nous avons un nouveau festival qui s’appelle Cologne Jazzweek - j’ai participé à la première édition avec un quintet et Peter Evans jouait avec Savannah Harris. J’étais excitée comme une puce. On devait jouer ensemble mais cela a été annulé. Pour la deuxième édition du festival, un des organisateurs m’a suggéré de monter quelque chose avec Savannah. Et j’ai pensé que nous pourrions aussi inviter Tomeka. En août 2022, nous avons donc joué au festival. J’ai contacté Intakt parce que nous avions enregistré le concert - c’est quelque chose que je ne fais pas assez souvent. Ensuite, nous avons cherché le moment opportun pour entrer en studio.

- Vous avez maintenant établi une relation solide avec Intakt. Qu’est-ce qui vous plaît chez ce label ?

Tout. Ils recherchent les mêmes choses que moi dans un enregistrement. Ils veulent de l’authenticité. Ils sont entièrement dévoués au son et à la musique. J’écoutais les disques qui sortaient chez eux bien avant d’être sur le label. Ils se soucient vraiment des artistes et ils sont parvenus à se créer une image de marque. Ils sont dynamiques et à fond derrière les projets qu’ils produisent. Et ils sont aussi dingues que moi (rires).

Je chiale. Ensuite je passe une nuit blanche. Et après, je me remets à chialer.

- Avez-vous étudié la composition ?

En partie avec Peter Herborn. Cela ne faisait pas partie de mes cours. Chaque musicien de jazz fait sa propre tambouille. À Essen, Peter et Hugo nous poussaient à trouver notre propre vocabulaire. J’ai donc besoin d’utiliser ce vocabulaire dans mes compositions. Cela me vient de façon plutôt organique. Mais tout le monde fait ça. Vous analysez des enregistrements et vous lisez des bouquins pour vous instruire. Je suis aussi reconnaissante de ce que j’ai appris au conservatoire. J’essaie d’avoir une approche qui incorpore plusieurs perspectives. Je réfléchis à ce que je souhaite accomplir au travers de mes compositions.

- Avez-vous une méthodologie ?

Oui. Je chiale. Ensuite je passe une nuit blanche. Et après, je me remets à chialer (rires). Cela dépend des musiciens pour lesquels j’écris ou du son que je recherche. Dans la plupart des cas, je sais qui sont les musiciens et je cherche à écrire des choses très spécifiques. En outre, les compositions sont comme un tremplin pour l’improvisation. Pour le violoncelle, ce n’est pas simplement une contrebasse avec un ton plus haut. Je voulais avoir la liberté de le faire passer d’un rôle rythmique à un rôle mélodique. Dans le cadre du trio, je ne voulais pas que chaque instrument soit cantonné à un rôle précis. En général, je note des tas d’idées que je joue au saxophone pour vérifier qu’elles fonctionnent. Parfois, j’utilise également le piano.

Angelika Niescier © Jean-Michel Thiriet

- Vous avez participé à plusieurs projets de musique classique (musique ancienne, Beethoven et Wagner) dont il n’existe pas d’enregistrement. D’où vient cet intérêt ?

Je pense que beaucoup de musiciens de jazz écoutent d’autres types de musique. Pour le projet de musique ancienne, on est venu me chercher. J’ai bien aimé l’idée car il y avait de l’improvisation, ce qui constituait un challenge. On a travaillé avec des instruments d’époque. C’était vraiment magnifique. En Allemagne, nous n’avons pas cette manie de tout enregistrer. Nous avons présenté ce projet deux ou trois fois et c’était terminé. Pour Wagner, j’ai été contacté à l’époque où j’avais un big band. Au départ, je n’étais pas intéressée. Wagner ? Pourquoi ? Venant de Pologne, j’associais Wagner aux Nazis. Mais, encore une fois, j’aime les challenges. En dépit du personnage - c’était un sale type - je me suis dit qu’il y avait peut-être de la matière dans la musique. La question est toujours de savoir s’il faut dissocier l’œuvre de l’artiste. Je voulais me faire ma propre idée. Et j’ai décidé de me concentrer sur Parsifal. Étonnamment, les rôles de femmes ont de l’épaisseur. Kundry est un personnage très complexe. Nous étions trois à travailler sur ce projet qui a nécessité beaucoup de temps et de recherche. Pour Beethoven, on est à nouveau venu me chercher. On était quatre à plancher dessus. Nous nous sommes concentrés sur les quatuors à cordes. J’ai passé énormément de temps à les écouter afin de trouver un angle possible pour exprimer ce que j’avais à dire. Personne n’a envie d’écouter du Beethoven qui swingue. J’ai cherché à opposer aux cordes un groupe composé de deux vibraphones, un trombone, un saxophone alto, une contrebasse et une batterie.

- Vous avez dit écouter d’autres musiques. Qu’écoutez-vous en ce moment ?

Ligeti. Toujours. Toutes les deux semaines. Le Sacre du Printemps est également une de mes œuvres préférées. Toutes les deux semaines également. C’est grave, docteur ? (rires) Récemment, je me suis également plongée dans Chopin. Mais Ligeti, à chaque écoute on entend quelque chose de nouveau. C’est inouï.