Scènes

Choc de titans : Solal vs Yankees

Le 25 octobre 2003, Martial Solal donne un concert exceptionnel dans le cadre du programme « As Of Now » de Jazz at Lincoln Center à New York.


Martial Solal, Louis Moutin et François Moutin

A l’époque, le pianiste a 76 ans et semble enfin obtenir la reconnaissance qu’il mérite de ce côté de l’Atlantique. Ce soir-là il se produit avec son trio composé des frères Moutin, François à la contrebasse et Louis à la batterie, mais surtout avec deux invités prestigieux, Phil Woods et Steve Lacy, que l’on ne s’attend pas à voir jouer ensemble en dépit de l’admiration, voire obsession, que tous deux partagent pour la musique de Thelonious Monk. Le critique Gary Giddins d’ailleurs ne se trompe pas lorsqu’il recommande le concert dans les colonnes du Village Voice : « Il [Solal] vous laissera bouche bée. »

Martial Solal

Le concert commence avec « Zag Zig » qu’un facétieux Martial Solal déclare être la traduction française de zigzag. Ce titre ne pourrait mieux décrire le style du Français. Phrases obliques et accords dissonants abondent, sans oublier les arrêts et changements de direction abrupts. Son imagination génère un flot d’idées ininterrompu. Il est heureux que les Moutin soient des collaborateurs aguerris et aient développé une relation télépathique leur permettant d’anticiper les virages les plus serrés du pianiste. Le trio passe ensuite à « Willow Weep for Me ». Solal avertit le public qu’il va prendre certaines libertés avec le traitement qu’il compte infliger à ce standard. Comme promis, il déconstruit le thème de manière flamboyante tout en appliquant sa propre logique. Louis Moutin apporte une touche personnelle en tambourinant avec ses doigts et fait preuve avec son jumeau de beaucoup de subtilité.

Alors arrive le moment tant attendu de la soirée avec l’entrée en scène de Phil Woods et de Steve Lacy. Leur démarche hésitante présage le pire et confirme les rumeurs au sujet de leurs soucis de santé. Quel contraste avec la vivacité de Solal, bien que celui-ci soit plus âgé. Cela dit, leur jeu ne semble pas en pâtir. Le quintet joue une suite que le pianiste a écrite pour l’occasion, « Pour Lincoln ». La première section aurait très bien pu avoir été composée par Lacy et vers sa conclusion les deux saxophonistes nous montrent ce dont ils sont capables. Un échange bien ciselé les amène lentement à reprendre le thème à l’unisson. L’intro du deuxième segment provoque les rires du public et vaut à elle seule le prix de l’entrée. Les hululements de Woods répondant aux piaillements de Lacy donnent l’impression de deux oiseaux qui se font la cour durant la période des amours. Le trio du pianiste les rejoint finalement et tisse une toile dansante derrière eux. L’ultime partie ouvre avec Solal seul au piano qui prend tout le monde à contre-pied avec des interventions fluides et pleines de charme. Une fois le quintet reconstitué, Lacy s’offre un coup d’éclat avec un solo sinueux et elliptique au bord de la rupture, les Moutin restant constamment sur le qui-vive.

L’ovation bien méritée encourage les musiciens à revenir pour un rappel qui est l’occasion de saluer les relations particulières que Woods et Lacy entretiennent avec la musique de Monk. Le groupe nous concocte alors un « Well You Needn’t » haut en couleur. Woods, décidément très en jambes, ponctue son solo de multiples références. François Moutin met en avant son son gras en puisant dans le registre le plus bas de son instrument. Woods ne manque pas de remarquer les variations infinies que le contrebassiste propose et lui montre son approbation d’un pouce levé enthousiaste. Enfin, les saxophonistes se livrent à nouveau à un bel échange tandis que Lacy est à son plus mélodique et Woods se tient en contrepoint. L’interprétation de cette composition de Monk est bien la cerise sur le gâteau. À l’idée que deux musiciens de la stature de Woods et Lacy se rencontrent, il est normal d’éprouver un mélange de trépidation et d’appréhension, car leurs styles ne peuvent être plus différents. Les espoirs n’auront pas été déçus—loin de là. Les deux hommes se sont livrés à fond, Woods faisant d’ailleurs l’effort de se déplacer sur le terrain de Lacy. Ce succès n’aurait bien sûr pas été possible sans l’intelligence de Solal. Son jeu économe a ouvert de nombreuses possibilités pour les deux souffleurs. Et en véritable gentleman, il n’a pas essayé d’éclipser ses deux amis qui en retour lui ont signifié leur reconnaissance en donnant le meilleur d’eux-mêmes.

Pour les New-Yorkais qui ont préféré rester chez eux plantés devant la télé pour suivre le sixième match des World Series de baseball, la soirée a été doublement cruelle. Outre la défaite des Yankees qui voit les espoirs de leur équipe chérie de gagner le championnat s’envoler, ils ratent un concert qui restera dans les mémoires.