Chronique

John Coltrane

Olé

John Coltrane (ss), George Lane/Eric Dolphy (fl), Freddie Hubbard (tp), McCoy Tyner (p), Reggie Workman (b), Art Davis (b), Elvin Jones (d)

Label / Distribution : Atlantic

On a souvent tendance à figer Coltrane dans deux poses exclusives : le saxophoniste lyrique et charmeur de Ballads ou le prophète « bruitiste » du free jazz période Ascension. Olé est là pour rappeler, s’il en était encore besoin, que Coltrane a plus d’une note à son sax. Parce qu’il se trouve à un carrefour du parcours coltranien, Olé fut souvent minoré dans la discographie du maître. Il présenterait un Coltrane en phase de transition : or, il est toujours fort instructif d’écouter les (prétendues) souris dont accouchent les grands créateurs, ces éléphants qui ne se trompent que très rarement.

Si l’œuvre de Coltrane ne peut se résumer, chacun des trois titres qui composent Olé ouvre (ou referme) une voie singulière : « Olé » inscrit le jazz dans le modal, « Dahomey Dance » clôt la tendance hard bop, tandis que « Aïsha » annonce les Ballads [Impulse ! - 1962] ou l’album With Johnny Hartman [Impulse ! - 1963].

Le vénérable Dictionnaire de jazz, qui ignore splendidement Olé, lui rend pourtant un hommage indirect en expliquant le projet du Trane dans son ensemble : la description s’applique de manière troublante à Olé : « [Coltrane] veut résumer toutes les musiques en un seul cri qui soit message d’amour, associant les vertus incantatoires de la réitération, le traitement sauvage de la matière sonore, l’installation de climats obsessionnels et proliférants, sur une trame solidement ancrée par les accords carillonnants de McCoy Tyner et l’ouragan permanent Elvin Jones. » [1] Quelle meilleure définition d’Olé ? Quel cri plus célèbre que le « Olé » scandé par la foule en rythme devant chaque entrechat du torero ?

Pour son dernier album sur le mythique label des frères Ertegun, Coltrane traverse l’« Atlantic » pour l’Espagne. Quelques semaines plus tard, c’est sur le label « Impulse ! » que sa musique franchira la Méditerranée [Africa/Brass Sessions, Impulse ! - 1961] pour s’envoler vers une Afrique lorgnant de plus en plus vers l’Orient (plus particulièrement vers les gammes de l’Inde [Impressions, Impulse ! - 1961]) – tous les endroits, en somme, où la musique modale s’est développée. Il disait d’ailleurs : « [Les musiques modales du monde entier] sont particulièrement évidentes en Afrique, mais vous en retrouverez à chaque instant en Espagne, en Ecosse, en Inde ou en Chine. C’est un aspect universel de la musique qui m’intéresse et m’attire. C’est vers lui que je veux aller. » [2]

En mai 1961, Coltrane vient de découvrir ce qu’il appelle sa « nouvelle main » (le saxophone soprano). Il entre en studio sachant qu’il enregistre une dernière fois pour le label qui a fait de lui un « Giant ». Pour l’occasion, l’auteur de My Favorite Things [Atlantic - 1960] abandonne sa célèbre formation à quatre pour passer à sept : en plus du fidèle et précieux McCoy Tyner au piano, d’Elvin Jones à la batterie et de la contrebasse de Reggie Workman, the Trane s’adjoint les services d’Art Davis pour doubler Workman, puis d’un jeune homme plein d’avenir (Freddie Hubbard à la trompette), et enfin d’un certain George Lane à la flûte… Détail amusant, derrière ce George se cache en réalité un Eric : car Olé est la première participation de la météorite Dolphy à un orchestre de Coltrane. Celle-ci s’écrasera malheureusement trois ans plus tard, non sans avoir signé les orchestrations des Africa/Brass Sessions.

On a beaucoup (trop) écrit qu’Olé était la réponse de Coltrane au Sketches of Spain [Columbia - 1959] de Miles/Gil Evans. Or ce sont deux albums et surtout deux projets totalement opposés stylistiquement et géographiquement : l’un explore le flamenco, le classique et les orchestations classieuses (« Concerto d’Aranjuez »), l’autre avant tout la musique modale, puis dans un second temps l’Espagne dans ses aspects traditionnels (la tauromachie) ou ses « frontières » orientales.

Quand Coltrane pense à l’Espagne, il rêve plus d’Andalousie que de Catalogne. P. Bussy a d’ailleurs raison de remarquer que l’Espagne coltranienne est plus mythique que réelle. Nietzsche disait que l’Espagne (du moins la Méditerranée) serait le berceau de la musique du futur – et la musique de la « belle humeur » (Carmen) en était l’augure. Quelques-uns des grands musiciens du siècle dernier (de Ravel à Miles en passant par Coltrane) lui ont donné raison.

Mais que trouve-t-on sur Olé qui soit absent des autres albums du Trane ? Une prodigieuse pièce de plus de 18 minutes qui lui donne son titre. Toujours plus loin, Coltrane aime « jouer longtemps » [« I like to play long »] comme le rappelle Ralph J. Gleason dans les notes de pochette. Toujours plus fort, à l’image de ce que sera « A Love Supreme » quelque années plus tard, « Olé » fait partie de ces morceaux répétitifs, entêtants, obsédants, qui confinent à la transe. Toujours plus haut, Coltrane a le regard tourné vers le ciel et sa musique, en particulier sur le morceau-titre, évoque un sentiment d’« ascension », terme idéal pour caractériser le crescendo continu qui transpire d’un morceau aux accents andalous. Coltrane y explore la tradition modale hispanique (accord, demi-ton supérieur, ton supérieur et retour) sur un morceau tendu à souhait qui semble ne jamais se relâcher. Cette impression est due à la présence de deux contrebasses : quand l’une tient la pulsation, l’autre peut gémir à l’archet et délivrer une ambiance orientale, bien aidée en cela par les tessitures du soprano de Coltrane et de la flûte de Dolphy. Pendant ce temps Elvin Jones transforme ses cymbales en castagnettes et McCoy Tyner chaloupe de mode en mode.

Après ce diamant coltranien, le niveau ne peut que difficilement monter. Rien que pour « Olé », le disque vaut le détour. Le pari est réussi : amener en douceur et en dansant l’auditeur vers le jazz modal. « Olé » est un peu un ascenseur pour l’échafaud que Coltrane construit album après album. Après cela, « Dahomey Dance » se présente sous la forme d’un blues tendance Blue Train [Blue Note - 1957], soigné mais plus traditionnel. Coltrane remet les pieds dans des sentiers qu’il a déjà lui-même battus. Cette pièce mineure dans sa discographie n’aurait pas attiré l’attention si elle n’avait suivi « Olé ». Seul le solo de Dolphy offre une certaine fraîcheur, comparé aux titres de Blue Train.

En revanche, le titre qui clôt l’album original, fait assez rare pour être signalé, est une magnifique ballade signée McCoy Tyner (qui a très peu composé pour Coltrane). « Aïsha » est en quelque sorte la réponse du pianiste à « Naïma » [Giant Steps - Atlantic, 1959], l’occasion de rappeler l’importance de McCoy Tyner à la naissance du « son Coltrane ». Son jeu, notamment sur « Olé », par sa manière de plaquer des accords main gauche et main droite, laisse une grande liberté rythmique. Sa sonorité est indissociable du sax de Coltrane et vice versa.

Dans les notes, Ralph J. Gleason montre que Coltrane n’est pas seulement Impuls(if) : c’est aussi un instrumentiste qui réfléchit énormément à son art. Il décrit un artiste travaillé par « l’efficacité » musicale : pourquoi dire (avec son sax) en trente minutes ce qu’il arrive parfois à dire en dix ? La réponse est limpide : parce qu’il aime jouer. Gleason montre que Coltrane parvient (avec Olé) à une période de sa réflexion musicale où il essaie de ne plus composer au piano, mais uniquement au saxophone. Tous les albums de Coltrane, écrit Geason, ont un air de famille et, chacun à sa manière, expose la continuité de sa croissance artistique. « Olé », en un sens, est la fin de l’adolescence : l’adieu à la famille adoptive (l’Europe) pour la quête des racines, c’est le cri de modalisation de bourgeons qui donneront une œuvre fertile et (re)belle.

par Mathieu Durand // Publié le 30 juillet 2007

[1Dictionnaire du jazz dirigé par Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, édition Robert Laffont, collection « Bouquins ».

[2Rapporté par Pacal Bussy dans Coltrane, Librio, p. 37