Chronique

Keith Brown Trio

African Ripples

Keith Brown (p, elp, synth), Dezron Douglas (b), Terreon « Tank » Gully (dm), Darrell Green (dm)

Label / Distribution : Spacetime Records

Concédant qu’il est « monté » tardivement à New-York, le pianiste Keith Brown n’en est pas moins un « petit maître » de l’instrument - on peut le retrouver notamment aux côtés du trompettiste Charles Tolliver, un des gardiens de la flamme hard-bop. Avec son trio, il déploie un interplay qui sent bon le cercle de confiance. Et pour cause : ce disque, édité par le label hexagonal « Space Time Records », a tout d’un album de famille que l’on prendrait plaisir à feuilleter à l’issue d’un repas dominical. Mais pas n’importe quelle famille : une famille afro-américaine du Tennessee profond, dont le leader est originaire. Son père, Donald Brown, qui commit deux albums sur le même label, fut un temps pianiste pour les Jazz Messengers d’Art Blakey. C’est une parentèle résiliente que son fils met en notes : un groupe social qui trouve dans les musiques issues de leurs communautés les ressources pour affirmer la dignité de chacun.e de ses membres, dans une de ces régions de ce « Bon vieux Sud » où, même si l’on sait qu’il peut y faire bon vivre, la violence raciste est toujours présente. De fait, les compositions balancent entre tendresse et colère.

Au piano, le leader oscille entre évanescence évansienne (hello Bill) et flamboyance silvérienne (salut Horace), convoquant aussi un « grand swing » à la façon d’Oscar Peterson. Mais, surtout, c’est de l’héritage de Fats Waller qu’il se réclame, en livrant pas moins de trois versions de « African Ripples », l’un des premiers thèmes de l’histoire du jazz à se réclamer explicitement de l’héritage africain - autant pour celles et ceux qui verraient encore en Waller le clown qu’il n’était finalement pas, ou si peu… le compositeur de « Honeysuckle Rose » faisant quelque part fonction d’ancêtre totémique du clan Brown (une « famille » au sens élargi).

Les titres lorgnent vers la soul (élégante version de « Queen » de Stevie Wonder, sur lequel chante son épouse) ou le reggae (sur le gospélisant « Come Back As a Flower », une méditation aux accents de métempsychose) et bien sûr vers le rap et le funk (méchante section de cuivres). Cette inclusion, au sein d’un disque profondément jazz, de musiques populaires nées dans les milieux afro-descendants renforce la sensation de dignité qui émane du disque. Avec aussi de fameux passages bop et latins qui prouvent qu’ici on connaît les langages bleutés sur le bout des doigts. Les featurings sont toujours pertinents, n’effaçant jamais la primauté du trio et ne perdant jamais de vue une exigence artistique des plus prononcées - beaux passages « bachiens » comme ces fugues dont Fats lui-même faisait son miel.

Ces « murmures africains » ont tout de contes intemporels, mêlant grand récit et petites histoires de ces peuples qui ont donné, donnent et donneront à l’humanité entière ces musiques créoles aux parfums d’émancipation.

par Laurent Dussutour // Publié le 6 février 2022
P.-S. :

Avec : Russell Gunn (tp), Anthony Ware (ts), Melanie Charles (voc), Camille Thurman (voc), Cyrus Aaron (voc), Nêgah Santos (perc), Tamara Brown (voc)