Sur la platine

Kent Carter le Magnifique

Un duo et un trio font honneur à un contrebassiste oublié.


Kent Carter a traversé diverses épopées musicales sans jamais perdre le cap. Son lyrisme et son sens aigu de l’improvisation demeurent mémorables. On se souvient de certains disques marquants, Trickles de Steve Lacy, Trio Live d’Andrea Centazzo et Regeneration de Misha Mengelberg où la présence du contrebassiste était capitale. Grâce à la dévotion du guitariste périgourdin Jean Lapouge, Kent Carter revient sur le devant de la scène avec la publication de deux enregistrements.

Le duo formé par Jean Lapouge et Kent Carter a donné naissance à cet album enregistré dans le studio de Carter en décembre 1994. La prise de son est excellente et les dix titres proposés forment une suite exquise.
L’admiration de Jean Lapouge pour Kent Carter se ressent tout au long de la session. La place dévolue au contrebassiste est considérable : « Madrilènes » en est l’illustration parfaite avec ce son qui s’immisce parfaitement au sein des interactions du duo..

« Hongrois » et « Plaything » apportent des rebondissements subtils ; c’est alors que la science musicale de Kent Carter fait mouche. Dans « Trop loin, trop cher », Jean Lapouge installe des nappes de synthétiseur qui fortifient le thème. L’interprétation de « Closer », composition de Carla Bley, s’appuie sur une ressource mélodique qui crée ce climat délicat. À travers tout l’album, les phrasés élaborés du contrebassiste rappellent l’intense passé de celui qui fut le partenaire des riches heures du JCO [1]. Durant la période glorieuse du free jazz, Kent Carter avait magistralement démontré que le romantisme visionnaire qu’il portait en lui n’était en rien incompatible avec les ondes de choc d’une musique déstructurée.

Le trio, lui, est enregistré en avril 2002. L’apport de Jeff Boudreaux permet au duo bien rodé d’atteindre une nouvelle dimension ; il est d’ailleurs intéressant de comparer cette version de « Madrilènes » avec la précédente en duo. Ici surgissent des envolées du guitariste et du contrebassiste, bien soutenus par les rythmes ternaires du batteur. « Plaything » prend des couleurs éclatantes tandis que « Hongrois » hérite du jeu à l’archet de Kent Carter qui rappelle son chef-d’œuvre Beauvais Cathedral paru en 1975 chez Emanem. Le phrasé délicat de Jean Lapouge est valorisé tout au long d’« Illusion du fond » par la paire rythmique qui ne surjoue jamais : le chant prédomine. Une fois de plus, Kent Carter illumine l’ensemble par son phrasé que l’on peut qualifier de rythmico-mélodiste.

Ces deux albums autoproduits dévoilent des séquences musicales où la poésie affleure constamment. Kent Carter en est le pivot central, il est urgent de le redécouvrir.

par Mario Borroni // Publié le 26 novembre 2023

[1Jazz Composer’s Orchestra, fondé par Carla Bley et Michael Mantler à la fin des années 1960.