Chronique

Monniot, Boudreaux, Scott

Blanc cassé

Christophe Monniot (sax, synth), Jeff Boudreaux (dms), Rhoda Scott (orgue Hammond B3).

Label / Distribution : Plaza Mayor Company / emi

Surtout ne pas se laisser piéger par la set list de Blanc cassé, disque enregistré par un trio vraiment pas comme les autres qu’emmène le trublion Christophe Monniot avec toute la fougue qu’on lui connaît depuis longtemps. On pourrait croire en effet, mais sur le papier seulement, à une balade tranquille au pays de quelques standards ou autres thèmes maintes fois revisités : « Mack The Knife », « Amazing Grace », « Chameleon », « Over The Rainbow » ou « Mercy Mercy Mercy ». Il y a bien sûr trois compositions (dont celle qui a donné son titre à l’album) signées par le saxophoniste dont on sait la capacité à sortir du cadre et l’amour des pas de côté, mais l’idée qu’un jazz traditionnel serait au cœur de l’enregistrement ne peut que vous traverser l’esprit dans un premier temps. Et pourtant… il en va tout autrement.

Un trio donc, au centre duquel trône l’orgue Hammond B3 de Rhoda Scott qui fêtera cette année - excusez du peu - ses quatre-vingts printemps et semble au meilleur de sa forme. Une sonorité ample et généreuse qui raconte à elle seule tout un chapitre de l’histoire de la musique entre jazz et blues. Originaire de la Nouvelle-Orléans, le batteur Jeff Boudreaux, installé à Paris depuis plus de vingt ans, sait quant à lui insuffler son énergie funk qui ne sera certainement pas superflue en si belle compagnie.

Disons-le sans détour : propulsé par la cellule Scott-Boudreaux qui fait ici la démonstration de sa force tranquille – ce quasi-oxymore définit assez bien leur état d’esprit – très teintée de blues, Christophe Monniot est étincelant tout au long de ce Blanc cassé qui s’apparente d’emblée à une fête. La version malicieusement débridée, gorgée de groove, de « Mack The Knife » donne le ton des réjouissances à venir. Ce n’est pas faire injure à ses deux camarades de scène que de dire ainsi les choses, mais il faut bien rappeler à quel point le saxophoniste est un dynamiteur, un sculpteur des sonorités de son instrument, qu’il prend parfois plaisir à triturer et malaxer au moyen d’un synthétiseur. « Amazing Grace » est un bon exemple de ce travail de modification à forte teneur en électricité. Il lui arrive même de jouer de deux saxophones simultanément. Chacune de ses échappées est un petit voyage dont on ne connaît pas la destination lorsqu’il commence, mais qui sait vous emmener loin, très haut. Il n’y a chez Monniot aucune volonté de s’égarer dans une quête forcenée du son transformé (la technique est un moyen pour lui, pas une fin en soi), mais plus simplement une recherche de la vibration profonde et de la note au plus près de l’émotion. Frisson garanti, plaisir intense qui peut passer quand il le faut par l’exposition d’un thème d’une manière très naturelle, sans le moindre adjuvant électronique : ainsi l’enchaînement « Before Over » / « Over The Rainbow », au saxophone soprano, qu’on écoute en retenant son souffle du début à la fin tant il est émouvant.

On se réjouira donc de Blanc cassé avec la certitude d’être au cœur de la musique vivante, empreinte de cette joie qui n’est jamais béate, expression palpable de l’âme de trois musiciens d’une générosité sans faille. Redisons-le : un plaisir !