Portrait

L’homme au costume bleu

Il y a la musique, les musiciens, mais aussi le public.
Petite chronique sous forme de choses vues, hier… ou il y a vingt ans.


Nous sommes en 1982. En bon Normand pur jus téléporté à Nice, je suis comme un gland sous un olivier. L’homme a l’air aussi déplacé que moi. Il est grand et même immense. Aussi sec que son idole est ronde. Aussi triste que son modèle est débonnaire. Aussi peine-à-jouir que sa référence est bien élevée. Toujours vêtu du même costume élimé bleu ciel, acheté chez Prisunic en période de soldes.

L’année d’après, en lisant Cherokee de Jean Échenoz, je penserai immédiatement à lui pour le personnage de Georges Chave. Sauf que notre héros ne possède pas l’intégrale Prestige et Riverside mais plutôt des vieux Crown ou Kent. Car son Dieu, c’est le King de West Memphis, pas celui de Graceland, celui de Beale Street, BB pour les intimes.

Le Roi vient relever les compteurs chaque été en Europe et, histoire de joindre l’agréable à l’agréable, s’installe en villégiature dans une suite du Méridien, sous le fallacieux prétexte de donner chaque soir un concert « exclusif » au « Gévici Nice Djazze Festival » (comme dirait Dédé Francis, qui au moins à Nice ne se fait pas charrier pour son « assent »). En fait, BB passe ses journées à tester son nouveau télescope en regardant les jeunettes sur la plage du Ruhl, ce qui n’est pas sans lui donner le blues (objectif atteint).

Mais revenons à notre héros, car « Georges » est là tous les soirs. Il arrive juste avant le concert du King. Impossible de le prendre en défaut à traîner dans les odeurs de pan bagnat ou de jambalaya. Non lui, il est juste là pour BB et ça ne rigole pas. Prévoyant, il est muni d’un petit fauteuil pliant télescopique qui lui garantit, quelle que soit l’affluence, de se placer au mieux, toujours légèrement à gauche, de manière à ne pas être gêné par le piano (qui de toute façon ne sert à rien, d’autant que les sounnedemaines du jardin de Cimiez sont des britons plus aptes à sonoriser Glastonbury).

Cette position stratégique lui permet, sans faire appel à des talents dalidesques, de superviser le King d’un œil tout en ne lâchant pas James Bolden à gauche de la scène. Car si « Lucille » est l’objet de toutes les attentions de la foule, notre héros sait que James est le Vrai métronome du show. Dès que la tête du trompettiste fou commence à se balancer en cadence, notre grand escogriffe, blanc et raide de partout, va lui aussi dodeliner pendant une heure, au rythme des gros blacks.

Pendant plusieurs années, au fil des visites régulières de BB à Nice, la même scène se renouvelle. À force de nous croiser, nous finissons par échanger un discret salut (genre « Clint Eastwood meets Lee Van Cleef »), mais jamais nous n’échangeons une parole.

Quinze ans après, le 6 juillet 1998, lors d’un concert au Zénith qui débute à 1h30 du matin, James Bolden étant désormais investi des pouvoirs de chef d’orchestre, le Roi donne un concert plein d’émotion et de musique, malgré sa fatigue. À la sortie, devant moi, je vois s’éloigner « Georges », un peu plus dégarni, toujours reconnaissable dans son costume bleu de plus en plus froissé, les bras ballants (pas facile d’introduire discrètement son fauteuil pliant dans cet univers fliqué). Ce sera la dernière fois que je l’apercevrai.

Lors du concert (pathétique) « d’hommage » rendu à BB à Nice le 25 juillet 2001, je cherche « Georges » des yeux, mais il n’est pas là.

Une fois de plus, il a eu raison.