Scènes

Randy Weston, mon genou et moi

Randy Weston a la pêche, les spectateurs ont la banane. Recette d’une salade de fruits réussie au New Morning


Je viens d’être rappelé à l’ordre brutalement par un de mes bas morceaux : il faut que je vous parle de mon genou.

Musicalement, il vit sa vie de façon autonome. Nous pouvons converger sur certains concerts, mais globalement, lui, ce qu’il aime, c’est que ça groove : peu importe le style, jazz, rock, blues, salsa, si ça lui convient, je le sais tout de suite, car il se retrouve immédiatement affligé d’un tressautement parkinsonien incontrôlable (en tout cas par moi). Avec le temps, nous avons fini par fonctionner en bonne intelligence car il sait que sur une année, il y aura toujours une ration de concerts pour lui. Et cette semaine, ce fut sa fête.

Attablé sous le cagnard à la terrasse d’un bistro ami, profitant des quelques minutes de pause méridienne chichement consenties par un patron tyrannique (moi), je termine mon plat du jour quand un quidam s’assoit à la table voisine. Et le voici qui commence à déballer trois cent dix-sept places de concerts à aller impérativement voir dans les prochaines quarante-huit heures en faisant moult commentaires à haute voix sur la difficulté intrinsèque de son existence. L’insouciant mentionne même qu’il dispose de places pour le concert de Randy Weston le soir même au New Morning. Mon genou, qui a une bonne oreille, se réveille illico ; je le sens préparer une manoeuvre à la Jackie Chan avec stratégie de diversion et targette entre les deux yeux. Je comprends que la situation est explosive, d’autant que, depuis la perte d’un être cher (qu’il surnommait Ménisk) mon genou se fait une idée de ses capacités confinant à la mythomanie. Je choisis donc la seule solution possible dans un zinc parisien : la négociation alcoolisée. De fait, un pot de Chinon plus tard, l’affaire est dans le sac (en tout cas, les places sont dans ma fouille). Mon genou est content, ça baigne.

Le soir, rue des Petites Ecuries, quelque deux cents chevaux piaffent devant l’entrée jusqu’à 21h10, Papi ayant manifestement terminé sa sieste un peu tard. Mais vu l’affluence, chacun est sûr d’avoir une bonne place ; l’attente est donc bon enfant. De fait, une fois à l’intérieur, on est frappé par une évidence : le meilleur endroit pour affronter la canicule qui point sur Paris, c’est assurément sous un ventilo au New Morning a écouter Randy Weston. Car le colosse vient de monter sur scène pour deux sets d’une heure chacun.

Ils sont trois. Commençons par le plus discret - étonnamment, c’est Neil Clarke, le percussionniste. Foins de solos tonitruants et de démonstrations techniques, il est constamment à l’écoute de ses complices et à leur faire des propositions rythmiques qui sont autant de voyages musicaux. Ceci s’illustrera particulièrement dans African Sunrise (écrit pour Dizzy), qui clôturera le premier set. Il navigue avec finesse entre rythmes africains, afro-cubains et sud-américains sur lesquels ses deux complices tissent leur toile.

Continuons par le plus démonstratif, Alex Blake. Sa très belle basse ancienne (presque aussi belle que celle de Buster Williams pour les connaisseurs) ne doit pas donner l’illusion d’un jeu précautionneux. Avec lui, pas besoin de batteur : son style énergique, voire funk (on se souvient de ses années fusion avec Lenny White ou Billy Cobham) occupe l’espace. Par ailleurs, son chant et son sens du show le rapprochent de plus en plus de la grande tradition des bassistes chanteurs du type Slam Stewart. Le tout nourrit l’atmosphère joyeuse qui se répand dans la salle.

Mais ceci ne serait rien sans le maître, Randy Weston. Ces vingt dernières années, on a vu trop de géants peiner à ressusciter des traces de leur talent passé. Pas de cela ici. A 78 ans, Papi est au sommet de son art. Les introductions de chaque morceau au piano solo constituent de véritables préparations mentales, pour lui, pour ses musiciens… et pour nous. Quand elles se terminent, le thème peut se développer : nous sommes prêts. Durant le second set, il jouera un seul morceau en solo sur un medley qui est une véritable machine à remonter l’histoire du jazz, partant d’une de ses compositions pour obliquer vers Monk, Ellington et enfin Fats Waller… Sacré voyage.

Et tout ceci avec une élégance, un respect des autres, une science musicale jamais démonstrative, et un jeu de piano alliant un swing intrinsèque à une économie de notes et à un goût des dissonances passionnants. En août 55, le sorcier Van Gelder enregistrait un album qui sortit sous le titre Get Happy with the Randy Weston Trio. C’est toujours vrai.

Bien évidemment, de l’African Cook Book qui ouvre le concert au mambo final en rappel, mon genou s’en donne à cœur joie. On aurait pu s’attendre à ce qu’à la fin du concert, il me remercie. Eh bien pas du tout !… Dire qu’on va devoir cohabiter encore quelques années…

par Thierry Rousselin // Publié le 6 septembre 2004
P.-S. :

Pas facile de faire une sélection, ce garçon a au moins 46 albums au compteur.

The Spirits of Our Ancestors (1992, Verve) - avec Dizzy, Pharoah Sanders, Dewey Redman

Get Happy (Reissue Riverside Original Jazz Classics, 1995)

Spirit ! The Power of Music (2000, Verve / Gitanes) - avec les Gnawa du Maroc

Live in St Lucia (DVD 2003, Image Entertainment)

Très bon site internet : http://home.wanadoo.nl/randyweston/