Scènes

Le Karawane habité de Frédéric Jouanlong

Frédéric Jouanlong, en solo, redonne voix et volume au texte dada d’Hugo Ball.


En concert solo à Billère, près de Pau, le chanteur ressuscite « Karawane », texte phonétique d’Hugo Ball. Un travail de poésie sonore et d’improvisation vocale à la forte puissance d’évocation. L’Ocelle Mare était également au programme de ce 10 décembre 2010.

Karawane, poème dada écrit en 1917 par Hugo Ball, gesticule encore. L’homme qui redonne vie à ce texte purement phonétique s’appelle Frédéric Jouanlong. Chanteur de la formation avant-rock Kourgane, également improvisateur, vocaliste des profondeurs de l’âme, on l’a déjà entendu sur scène avec les saxophonistes Daunik Lazro ou Akosh S., entrevu aussi au côté de Phil Minton, avec lequel résonne une évidente filiation dans la manière de jouer de la voix.

10 décembre 2010 : dans un minuscule théâtre, au sein des locaux de l’association L’Agora à Billère, Frédéric Jouanlong, seul en scène, dit Karawane. Ou plutôt, dans le contre-jour d’un unique projecteur, il l’éructe, le siffle et le chante, le presse comme une matière visqueuse, le malaxe avant de le recracher en averses sonores d’une intensité à faire mollir les vents des 40èmes Rugissants. Le texte d’Hugo Ball n’est pas récité à la lettre. Il sert de rampe de lancement. C’est le carburant qui allume la combustion de la psyché dans sa chambre d’écho, la voix.

Frédéric Jouanlong : exercices de langue abstraite - photo Tonio Modio

L’irruption de la poésie phonétique remonte au début du XXè siècle, chez les futuristes et les dadaïstes. Karawane est joué pour la première fois par Hugo Ball au Cabaret Voltaire de Zurich en 1915. Ursonate, de Kurt Schwitters, composée de 1921 à 1932, reste l’exemple le plus abouti de cette poésie phonétique, et l’un des plus connus. C’est en 1958 seulement qu’est forgé l’expression « poésie sonore », pour qualifier l’œuvre d’Henri Chopin, qui utilise alors les ressources du magnétophone.

Aussi simple soit-il, l’outil technologique change la donne, sculpte de nouveaux reliefs. En l’occurrence, la performance de Jouanlong tient dans un très simple looper, petite machine qui permet d’enregistrer la voix en direct et de la rediffuser immédiatement en séquences mises en boucle. Ainsi se constitue une matière sonore composée de courts motifs mélodiques, de notes tenues, de nappes qui créent un accompagnement autoproduit dans l’instant et sur lequel se développe alors la performance vocale proprement dite. Karawane commence ainsi par un sifflement du chanteur transformé en drone électrique. Par-dessus s’érige un théâtre vocal où apparaissent et disparaissent, se croisent et se multiplient les chants, les phrasés. L’acmé de la performance se situe probablement au moment où l’accumulation judicieuse des voix plonge les auditeurs au cœur d’un tableau sonore d’une éprouvante richesse, évoquant une foule électrifiée, soulevée par la puissance d’un discours qu’on imagine révolutionnaire ou fasciste.

Frédéric Jouanlong : l’onomatopée faite musique - photo Tonio Modio

Karawane est un texte onomatopéique. A priori, il n’énonce rien. Le chanteur, cependant, lui donne sens, nous dit quelque chose. Quelque chose qui a à voir avec la face cachée de l’âme que seule la musique peut dévoiler, où seule la musique nous fait poser le doigt de nos émotions. Ce Karawane est traversé de gémissements et d’éructations, de susurrements et d’envolées lyriques. Venues des gouffres, les glossolalies de Frédéric Jouanlong se dressent en équilibre sur la ligne ténue qui passe entre folie et mysticisme.

Ce solo évite le piège de la surenchère. Bien que d’une indéniable densité, il respire, s’offre de salutaires ruptures au tranchant de l’humour. Jouanlong finit son concert allongé sur le dos, tenant au-dessus de lui une lampe au néon qu’il fait glisser le long de son corps, à la manière d’un scanner. Cette lumière n’éclaire pas ce qu’il y a à l’intérieur. On vient de l’entendre.

En deuxième partie de soirée se produit L’Ocelle Mare, soit le projet solo du guitariste et banjoïste Thomas Bonvalet dont nous avons déjà chroniqué sur ce site un récent concert (voir le compte-rendu de l’édition 2010 du festival Jazz à Luz). D’un parti pris esthétique et formel de plus en plus radical, d’un dépouillement et d’une concision extrêmes, la musique de L’Ocelle Mare atteint à une émotion unique qui appelle l’oxymore : un art de la sophistication primitive.