Chronique

David S. Ware

Saturnian

David S. Ware, saxophones

Label / Distribution : AUM Fidelity/Orkhêstra

Saturnian est comme une eau-de-vie. Âpre et brûlant au premier abord, il délivre, une fois ses ardeurs estompées, les raffinements et les extases dissimulées dans sa complexité.

Sur ce live enregistré fin 2009 à New York, David Spencer Ware joue en solo trois intenses pièces improvisées d’une douzaine de minutes chacune, successivement au saxello, au stritch [1] et au ténor. Libéré de toute contrainte d’ensemble, il escalade et dévale à toute vitesse le registre des instruments, pétrit ses mélodies à coups d’arcs électriques, accule les notes à l’extrémité des tessitures, délivrant alors des plaintes sifflées comme des blues.

Ware joue comme il respire. Ses idées défilent sans temps mort, comme si sa musique était en prise directe avec ses pensées, sans aucune barrière physique ou technique. Il procède par élaborations de brefs motifs, puis extrapole, étire, tord, fragmente. Jamais il ne relâche la tension, ne laisse retomber la vitesse de propulsion qui caractérise sa musique. Sans s’attacher à jouer clairement chaque note, Ware, en ses perpétuelles salves pyrotechniques, maintient son énergie impeccablement focalisée sur son propos. Jamais il ne cède à la facilité du dérapage bruitiste, du skronk souvent à l’œuvre dans le free jazz.

Saturnian est l’album du retour, on oserait presque dire de la résurrection. Le colosse sexagénaire, très secoué par de graves problèmes de santé, a échappé à l’invalidité grâce à une greffe de rein, rendue possible par des donations privées. Ce disque est donc une bonne nouvelle pour le jazz, d’autant que son sous-titre, Solo Saxophones, Volume 1, annonce une suite.

David S. Ware est un des derniers grands saxophonistes de la fire music, habité du même feu sacré que ses prestigieux aînés - la sainte trinité des années 60 : Coltrane, Sanders, Ayler. Même incandescence, même virtuosité, même radicalité et même mysticisme.

Passé dans les rangs du Cecil Taylor Unit et du Maono d’Andrew Cyrille, David S. Ware s’est déjà essayé au solo [2], passage devenu obligé pour tout grand saxophoniste depuis l’inaugural For Alto [3] d’Anthony Braxton. L’exercice discographique solitaire est l’assertion personnelle d’une vision artistique, mais surtout, la mise en perspective d’esthétiques à venir.

Le nom de David S. Ware est déjà entré dans l’histoire, associé à son désormais classic quartet. Composé de Mathew Shipp (p), William Parker (b) et de batteurs tournants dont Susie Ibarra, Guillermo E. Brown et Marc Edwards, cette formation est la seule du genre à avoir posé ses marques avec une telle profondeur sur deux décennies, de 1989 à 2007. Pour beaucoup de commentateurs et d’admirateurs, elle a été la plus importante depuis le quartet de Coltrane. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser au Coltrane des dernières années - celui, tout particulièrement, d’Interstellar Space, dont ce Saturnian, tant par son nom que par sa puissance musicale, semble porter l’écho.

par Vincent Faugère // Publié le 18 juillet 2010

[1Le saxello est un soprano, avec un pavillon redressé et un cou légèrement incurvé. Le stritch est un alto droit.

[2Live in The Netherland, Splasc(H).

[3Delmark, 1968.