Chronique

Lewis Porter

John Coltrane : sa vie, sa musique

Label / Distribution : Outre Mesure

L’ouvrage du chercheur et musicien américain Lewis Porter, John Coltrane - Sa vie, sa musique, sorti en 1999 et salué unanimement par la critique anglo-saxonne, est enfin disponible chez nous dans une traduction de Vincent Cotro, directeur de la collection « Contrepoints » aux Editions Outre mesure. Ce nouvel ouvrage rend hommage à la réalisation soignée de Claude Fabre, aux commandes de ce projet colossal. On appréciera une fois encore le travail parfait : une mise en page claire et très lisible (notes marginales, nombreuses photographies au fil du récit, solos transcrits avec grande clarté, index très complet, chronologie des performances et entretiens enregistrés, annexes et bibliographie méticuleusement relevées).

Voilà donc la vraie biographie en langue française qui découpe chronologiquement en vingt chapitres aux titres simples la courte vie de ce génie du saxophone et du jazz, disparu il y a juste quarante ans, le 17 juillet 1967. Il ne s’agit pas d’une fiction romancée, encore que Coltrane ait la stature d’un personnage de roman, mais d’une biographie nuancée et sensible, qui ne cherche pas à réécrire l’histoire pour faire de Coltrane un Dieu ou un Saint.

L’auteur, s’attachant à prouver que Coltrane a renouvelé l’approche de la musique, ne fait aucune impasse, recense tous les documents qui concernent le musicien en un ouvrage d’érudition inégalé à ce jour : il va jusqu’à citer les enregistrements écoutés ou les exercices pratiqués par le saxophoniste dès son éducation musicale, relève avec soin toutes les parutions - il a traduit lui même les textes des Cahiers du Jazz, de Jazz Magazine ou de Jazz Hot, en particulier les précieux entretiens avec François Postif, que l’on peut retrouver aux Editions Outre Mesure, dans Jazz me Blues, premier livre paru dans la collection.

En fin limier, Porter a scrupuleusement enquêté, vérifié le moindre indice, la moindre déclaration, relevant et corrigeant de multiples erreurs dans les témoignages des musiciens, les biographies et autobiographies plus ou moins « arrangées » comme celle de Miles Davis par Quincy Troupe ou le livre d’Ian Carr. Il rectifie aussi les inexactitudes de la discographie de Fujioka, qui faisait pourtant référence. C’est d’ailleurs le seul reproche que l’on pourrait adresser à l’auteur : il ne manque que la discographie définitive - mais elle doit paraître en novembre 2007, sous sa direction d’ailleurs, et ce sera The John Coltrane Reference.

On a le sentiment que l’on ne pourra jamais prendre Lewis Porter en défaut sur la vie et l’oeuvre de Coltrane car c’est l’œuvre d’une vie, un travail de bénédictin, une somme délectable de 368 pages. Porter a tout vérifié lui même sans rien déléguer. C’est l’étude musicale de grande ampleur qui nous faisait défaut, mais aussi la biographie que tous attendaient. Outre le témoignage historique fiable, l’auteur intervient aussi sur le plan de la critique pour rendre compte de l’évolution de la scène musicale jazz jusqu’aux années soixante.

Les années de formation sont bien décrites et étayées : à ses débuts, Coltrane sonne un peu comme Paul Gonsalvès, et même s’il se perfectionne aux côtés de Gillespie, cette période ne sera pas celle de sa « découverte ». Le tournant, il le vivra avec Miles Davis et Monk : apparaît un homme nouveau qui délaisse le vibrato et use de la vitesse à l’état pur - ces rafales fulgurantes de notes décrites comme des « couches de son » par Ira Gitler (critique à Downbeat). Coltrane travaillait sans relâche sur le son, à ce point hanté par le souci du contact parfait avec l’instrument qu’il aurait fait limer ses dents supérieures… Il ne désirait pas aller vers un plus beau son, mais un son plus lyrique, facile à comprendre.

En musicologue, Porter analyse avec sérieux le style, l’originalité, les avancées du saxophoniste en relevant ses principaux solos. Il nous livre patiemment la genèse de l’œuvre coltranienne en rendant assez bien la dimension excessive de la vie et des albums, cet « égarement contrôlé ». Commençant par les albums mythiques où Coltrane développe ses concepts harmoniques, Giant Steps (bien plus qu’un morceau usant d’enchaînements par tierces, une véritable étude sur ces relations) ou Kind of Blue, l’auteur analyse ceux parus chez Atlantic, comme le fit Alain Gerber dans Le Cas Coltrane, une fois constitué son quartet de rêve, avec McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones. L’impact de My Favorite Things - et cet allongement démesuré de la sensation du temps - fut considérable. Dans le chapitre dédié à A Love Supreme, le plus célèbre de ses albums, et le plus vendu, on comprend que la quatrième partie, « Psalm », est la récitation du poème écrit par Coltrane où son solo, improvisé, parvient à traduire la ferveur des mots.

Aucune partie de l’oeuvre n’est laissée de côté et on ne saura jamais quel est le Coltrane que préfère Lewis Porter tant il a su s’effacer derrière son sujet. Le style du musicien n’a cessé d’évoluer, très loin de ses débuts, cloui de Lester Young et Charlie Parker. Résolu à suivre son propre chemin, à ne pas se laisser détourner par le succès ou les sollicitations, il disait : « J’ai eu trop de mal à poursuivre mon évolution sur le plan technique pour m’arrêter en chemin sous prétexte que cela plaît à beaucoup de monde. Il y a encore des tas de choses que je veux faire, tout ce qu’il me reste à souhaiter c’est de trouver des gens qui aimeront ma musique au cours de mon évolution. »

Porter comprend les critiques, même s’il ne les justifie pas, tant il est convaincu qu’il s’agit d’une expérience à nulle autre pareille : « Les lignes qu’il produit ne sont pas des « mélodies » au sens traditionnel, une longue phrase que l’on puisse fredonner ». Mais une œuvre lumineuse, fascinante et complexe, un son parmi les plus beaux qui soient.

Ce récit d’une vie est simplement conté, par un historien plus qu’un écrivain ou un poète. L’homme est attachant et rien ne pourra altérer son ineffable douceur, la fermeté de son caractère, sa détermination. Un travailleur acharné, doté d’une exigence absolue. Possédé par la musique plus encore que par la religion - un mystique syncrétique soucieux de l’univers, et surtout un grand obsessionnel, un travailleur acharné, à l’instar d‘un Jimi Hendrix ou d’un Bix Beiderbecke.

S’il ne fut pas un saint, certains détails révélés ici ne changeront en rien son image. Il se gavait de bonbons au point de souffrir atrocement des dents et comme il avait peur d’aller se faire soigner, il buvait pour calmer la douleur. Sa dépendance précoce à la drogue, à l’alcool ont peut être accéléré sa fin sans pour autant en faire un personnage désespéré. Très intéressé par l’astrologie, il avait déduit de l’étude de son thème astral qu’il ne vivrait pas vieux. Raison de plus pour que rien ne le détourne de sa route.

S’il fut l’objet d’une ferveur - voire d’une adoration - suspecte parmi les amateurs de jazz, réputés cérébraux et intellectuels, Coltrane ne se considéra jamais comme un gourou : il était trop porté à l’autocritique et hésita jusqu’à son dernier souffle sur le sens de sa recherche, passionnément ancré à ses saxophones et à sa quête spirituelle.