Au moment de se plonger doigts et âme dans l’océan du solo absolu, les pianistes insistent souvent sur la prise de risque maximale de l’exercice, semblable à une escalade sans attaches. Rares sont les saxophonistes à avoir tenté l’expérience solitaire – même si on peut penser à Akosh S. sur Aki, ou, en un certain sens, à Roland Kirk sur Natural Black Inventions Root Strata.
Lionel Garcin se lance dans l’aventure avec L’instar intime (soit dit en passant, un des plus beaux titres de l’année). L’album se présente comme une « Eclosion » suivie de Trois « Mue(s) » entrecoupées de trois « instar(s) ». Et, autant le dire tout de suite, il est difficile d’accès – de même que toute « intimité » rechigne à se transmettre. A l’inverse du pianiste dont la main droite s’accompagne d’une main gauche complice (rythmique ou harmonique), le saxophoniste est vraiment seul avec son instrument monodique : les deux mains dans le cambouis qui fait office de mélodie. Seul, pour Garcin, cela signifie surtout libre, ou plutôt, dans le vocabulaire jazzistique : « free ».
C’est devenu une marotte : mettre l’accent sur l’utilisation polytimbrique ou polyphonique d’un instrument par un musicien. Tel ou tel « utilise toute la palette de son instrument », dit-on. Lionel Garcin pousse encore plus loin et va chercher des timbres et des couleurs inouïes (dans tous les sens du terme). Alors bien sûr et fort heureusement, L’instar intime ne s’écoute pas lors d’un chaleureux dîner entre amis. Invité exigeant, L’instar intime réclame attention et ouverture. Il fait surtout une proposition presque indécente : se lancer à pieds joints dans l’expérience (auditive).
Ce type d’album (re)pose la sempiternelle question des frontières entre bruit, son, note et musique. Lionel Garcin interroge son instrument et ses limites, remet en question notre oreille dressée depuis des siècles à la mélodie, mais sait aussi se faire vibrant : chaque « Mue » est un micro-événement, désarmant comme toute métamorphose végétale ou animale contemplée chez dame Nature. Sur la « Mue 1 », l’oreille distingue, caché derrière le cuivre, le corps du saxophoniste ; on y devine un souffle (presque) vital, sans doute pas aussi habité que celui d’Akosh mais tout aussi singulier. Ici le plaisir naît à rebours : quand, après une suite appuyée de dissonances, éclot peu à peu une chétive mélodie (sur « Mue 1, Deuxième instar, écho 2 ») le plaisir redouble. Comme toutes les musiques dites « d’expérience », L’instar intime n’invite pas à une écoute passive, mais pousse l’oreille à s’éduquer autrement : si une certaine gêne empêche, sur le moment, d’entrer dans cet univers intime, à long terme l’oreille aura beaucoup appris, une fois revenue au bercail (de la mélodie classique).
Comment nommer ces plages de musique : morceaux ? pièces ? Plutôt « Essais » au sens de Montaigne : en expérimentant avec son instrument, le musicien s’essaye lui-même. De même, en se jaugeant lui-même, Garcin découvre son instrument, toujours entre deux poids [1]), deux notes, entre musique et bruit. D’autant plus que, chez ce même philosophe : « coup d’essay » [2] devient synonyme d’improvisation : les grands « essayeurs » se rencontrent.