Chronique

Loren Stillman

It Could Be Anything

Loren Stillman (as), Gary Versace (p), Scott Lee (b), Jeff Hirshfield (dr)

Label / Distribution : Fresh Sound Records

Loren Stillman est né en 1980, mais certainement pas de la dernière pluie ! It Could Be Anything est un album d’un aplomb spectaculaire pour un artiste aussi jeune. Il est vrai que ce saxophoniste en est déjà à son sixième disque en leader. Au moins deux enregistrements ont permis aux amateurs de découvrir le quartet : How Sweet It Is, sorti en 2001 chez Nagel-Heyer, et Gin Bon, en 2003 chez Fresh Sound New Talent.

Si Scott Lee et Jeff Hirshfield figuraient déjà sur les deux premiers enregistrements, cette fois, c’est Gary Versace qui est au piano au lieu de Russ Lossing. Comme trois musiciens sur quatre jouent ensemble depuis le début du siècle, pas étonnant que leur musique soit au point ! Surtout quand on les connaît un peu…

Savoir qu’Hirshfield joue notamment avec Tim Berne et Marc Copland, et qu’il a plus de quatre-vingts enregistrements à son actif, pose là le batteur du groupe. Questions cordes, si Chet Baker et Joe Lovano ont fait appel à la basse de Lee, les auditeurs peuvent se réjouir qu’Eddie Gomez l’ait détourné d’une carrière de tennisman professionnel. Pour un souffleur, avoir eu Ted Nash, Dick Oatts et Dave Liebman comme professeurs peut donner des ailes, et Stillman en a une sacrée paire. Quant au nouveau venu dans le quartet, Versace, sa carrière auprès de Maria Schneider, John Abercrombie et John Scofield a de quoi rassurer ceux qui auraient pu regretter l’absence de Lossing.

La musique de Stillman est sophistiquée. Cette sophistication n’est pas le fait d’une abstraction absconse, mais de la combinaison intelligente et immédiatement reconnaissable d’un certain nombre d’éléments musicaux, rapidement abordés ci-dessous.

  • Des mélodies dissonantes, mais qui coulent de source : « Evil Olive », « Gnu » ou « Drawn Inward ». L’altiste serait influencé par Belá Bartók (dixit son site), et on pourrait sans doute ajouter Wayne Shorter. Stillman signe huit des dix compositions et Lee les deux autres, dont le très beau « I Don’t Know What We Are Doing ». A noter également que les dix morceaux sont dans le même esprit, reflet de la symbiose qui existe au sein du quartet.
  • Une interaction entre les musiciens assez proche de la musique classique, par exemple une grande indépendance des voix, un peu à la manière baroque (flagrante dans « Old San Juan ») ; les contre-chants du piano (« Noushka Foo », « Drawn Inward ») ; les accompagnements croisés (à l’image du passage de « A Common Thread » où l’alto soutient le chorus de la batterie) ; des échanges très « musique contemporaine » (« I Don’t Know What We Are Doing »)… De quoi hésiter parfois entre quartet et quatuor.
  • Des solos sinueux, continus, et souvent indissociables de leur accompagnement : Stillman dans « It Could Be Anything » avec les clusters du piano ; Versace dans « Noushka Foo » en parallèle avec l’alto ; Lee à l’archet dans « I Don’t Know… » avec d’abord Stillman et Hirshfield, rejoints ensuite par Versace…
  • Une utilisation expressive des variations de niveaux sonores : dans « Vignette - Ghost Town », le son fluet du saxophone rappelle une flûte ; dans « Noushka Foo », l’altiste et le pianiste se servent du volume pour entretenir la tension ; et évidemment Hirshfield, qui se montre tour à tour discret (« Evil Olive »), foisonnant (« A Simple Phrase ») ou dansant (« Drawn Inward »).
  • Une orientation « acoustique » sans concession. Stillman possède une sonorité chaude, velouté (un vibrato très léger) et un jeu très doux, même dans les phrases rapides (« Evil Olive », « I Don’t Know… »). On peut penser à un mélange de Shorter et de Lee Konitz (« Gnu »). Versace est un pianiste au touché précis (nombreux changements mélodico-rythmiques), au phrasé harmonieux (« A Common Thread »), alliés à une sonorité franche. En pizzicato, Lee dévoile un beau gros son boisé, très « traditionnel » (« A Common Thread », « It Could Be Anything »), et fait preuve à l’archet d’un volume, d’une justesse et d’une majesté impressionnants (« Old San Juan », « I Don’t Know… »). Hirshfield appartient à la famille des batteurs mélodieux, pour qui les nuances priment sur le volume (« Evil Olive », « A Common Thread », « I Don’t Know … »).
  • Une mise en place rythmique très libre mais qui n’ôte jamais à la musique cette démarche chaloupée si caractéristique du jazz. Groovy dans « Noushka Foo » et « Drawn Inward », dansant avec saveur caraïbe dans « A Simple Phrase », swinguant dans « Gnu », « A Common Thread » et « It Could Be anything », le quartet joue avec les unissons, les rifs, les ostinatos, les accélérations… pour que le couple tension-décontraction remplisse efficacement son rôle.

Le jazz de Stillman ouvre des horizons. Pareil à un funambule, le quartet joue avec les déséquilibres pour avancer sur la corde raide, et l’auditeur retient son souffle. Alors « It Could Be Anything » peut-être, mais « It Is Not Anything » !