Entretien

Magic Malik

Magic Malik, flûtiste, vocaliste, compositeur et leader, publie chez Bee Jazz Short Cuts. CitizenJazz a saisi l’occasion pour tenter de percer les secrets d’une musique souvent mélodique et toujours savante.

Magic Malik, flûtiste, vocaliste, compositeur et leader, publie chez Bee Jazz Short Cuts. CitizenJazz a saisi l’occasion pour tenter de percer les secrets d’une musique souvent mélodique et toujours savante.

L’usage de la flûte est peu répandu en jazz. Face à la puissante trompette et au clinquant saxophone, sa voix ténue peine à se faire entendre et jusqu’à présent, l’instrument n’a pas permis aux musiciens qui le pratiquent d’occuper dans l’histoire de cette musique la place qu’occupent bien des autres soufflants.

Mais l’apparente modestie de ses possibilités ne décourage pas toutes les volontés. Ainsi, Malik Mezzadri, plus connu sous le nom de Magic Malik, creuse avec obstination son sillon de flûtiste depuis vingt ans, de ses débuts avec un groupe de funk, Human Spirit, jusqu’à ses récents disques en quintet, en passant par de nombreuses et diverses collaborations tant dans le jazz d’avant-garde (Julien Lourau, Aka Moon, Octurn, Steve Coleman) que comme sideman de M et Susheela Raman entre autres.

Sa virtuosité étincelante, le raffinement de ses concepts d’écriture lui valent une large admiration dans le microcosme et lui ont permis, depuis 1997, de graver en leader de nombreux disques, notamment chez Label Bleu. Ils lui ont permis aussi d’alimenter en 2010 une polémique, à l’occasion de son entrée à la Villa Médicis de Rome, pour un séjour d’un an, en compagnie de la chanteuse Claire Diterzi et du compositeur de musique électronique, par ailleurs membre d’Octurn, Gilbert Nouno : le milieu de la musique contemporaine voyait pour la première fois son monopole battu en brèche dans cet auguste lieu.

Hormis cet épisode, la nature discrète de cet artiste ne favorise pas sa présence dans les médias, ce qui nuit à une meilleure diffusion de sa musique, une des plus originales et cohérentes de la jeune scène européenne. Citizen Jazz profite donc de la sortie de son disque en quartet, Short Cuts, sur son nouveau label Bee Jazz, pour aller à la rencontre de Malik et tenter de percer les secrets de sa musique.

La rencontre a lieu aux tréfonds du Sunset, dans une alcôve de pierre qui tient lieu de loge. L’œil de l’artiste se pose sur l’enregistreur numérique destiné à capter l’interview…

Magic Malik © H. Collon/Objectif Jazz
  • Vous utilisez aussi des petits enregistreurs numériques comme celui que j’emploie pour recueillir vos propos ?

Ça m’arrive par périodes, ou par caprice. J’en ai acheté un il y a six mois, mais je reviens toujours aux mêmes choses, finalement.

  • C’est-à-dire ?

Papier et crayon, essentiellement, ou aussi le travail sur l’instrument et parfois, bien que je ne sois pas du tout pianiste, le piano. Je plaque un ou deux accords qui me donnent un fil directeur.

  • Votre emploi du papier et du crayon n’est guère étonnant pour quelqu’un qui a développé une approche « systématique », celle que vous avez appelé « XP ». Pouvez-vous faire en quelque sorte un effort de vulgarisation en nous exposant ce principe d’écriture ?

Le principe de base est d’adopter une vision épurée du matériel musical. C’est un système inspiré d’une musique médiévale, l’Ars Nova, et de ses deux composants, le mélodique, « color » et le rythmique, « talea ». Pour épurer le composant rythmique, je n’emploie que deux durées de note, une valeur longue et une courte. Il s’agit donc d’élaborer des phrases rythmiques à partir d’un matériau minimal, en alternant deux valeurs. Ça a des conséquences par exemple sur la batterie : la façon dont je me représente un groove, dont je me le chante, est également simplifiée, comme dans le rap : c’est une alternance de grosse caisse et de caisse claire. Pour la mélodie, je procède à une simplification des trois gammes tonales que tout le monde connaît, en utilisant un matériel dont les « coordonnées » dans le système tonal sont les moins ambigües possible. Par exemple si j’utilise les notes de la gamme de do majeur, je ferai en sorte que la mélodie soit le plus clairement possible, de la façon la plus pure, dans cette tonalité. Cela n’exclut pas la complexité, car celle-ci peut parfaitement résulter de la façon d’arranger des composants simples, ou plus encore, de l’interaction entre des éléments simples.

  • Le premier morceau de votre nouvel album, Short Cuts, n’en est-il pas un bon exemple ? Sous l’apparente simplicité liée à la répétition lancinante d’un même fragment mélodique, on perçoit une grande complexité dans les étirements et contractions du rythme, reflétée peut-être par le titre ésotérique : « 19114145 » ?

En effet, mais une remarque tout de même : Short Cuts n’est pas un album dans la veine des « XP » (XP1 et XP2) ou des « Junon » (Bingo) - qui est plus formelle, systémique, plus hermétique au sens strict, c’est-à-dire qui comporte des éléments cachés, qu’on ne peut découvrir qu’en étant initié, mais dont on peut apprécier la musique sans cette initiation - mais plutôt un album dans la suite de Saoule où j’exprime mon amour pour les chansons, mon côté plus « grégaire » (rires). Je tire du plaisir aussi de musiques simples qui ne nécessitent pas d’explications. Ceci dit, ce premier morceau de Short Cuts est l’application d’une suite mathématique à des motifs musicaux. On remarquera que la basse ralentit, devient de plus en plus longue en vertu d’un jeu numérique auquel je me suis livré sur un motif mélodique très simple. Quant au titre, j’en garderai l’explication pour moi… les chiffres ne sont parfois pas des chiffres…

  • Tout le monde connaît le poème de du Bellay, « Heureux qui comme Ulysse.. ». Les voyages rendent heureux, à condition qu’on ait une terre familière qu’on vienne arpenter pour le restant de ses jours. Vous définiriez-vous plutôt comme un arpenteur inlassable d’un même territoire que vous aimez et connaissez à fond, ou comme un voyageur sans cesse en quête de nouvelles aventures ?

Je me définis avant tout comme un nomade, tant dans ma vie privée que musicale. Ce que j’entends dans cette analogie avec du Bellay, c’est que les XP illustreraient pour moi plutôt le côté rêvé de la musique qui me permet de m’évader de mes propres repères et représentations, mais que j’ai aussi besoin de revenir « au foyer », c’est-à-dire à une forme d’expression me reliant plus à l’enfance qu’à ma condition d’adulte. Ma sensibilité d’enfant a toujours été touchée par des musiques très mélodiques, que ce soit celles des Andes ou la variété française, comme Michel Fugain qui passait à la radio, tous ces morceaux des années 70-80 que je connais par cœur, pas parce que je les ai appris mais parce qu’ils ont touché mon cœur.

A côté de cette forme d’expression musicale qui me rattache à la chanson et à la musique populaire, un autre côté de ma personnalité, beaucoup plus rêveur, s’épanouit dans les moments de solitude. C’est propre à beaucoup d’artistes et d’artisans, j’imagine. Dans ces moments, je m’évade vers un monde de représentations qui n’est plus rattaché au réel. C’est dans ces moments que je fabrique les « XP », les « Junon », une musique qui vient d’un univers imaginé, alors que Saoule ou Short Cuts proviennent davantage d’un univers vécu. Mon prochain album sera plus abstrait, dans la veine des XP. En quelque sorte, je navigue sans cesse entre ma vocation de voyageur et mon travail d’arpenteur, entre voyage et retour, éclatement et rassemblement.

  • Entre ces deux pôles, y en-a-t-il un qui soit plus proche de votre définition du bonheur, dans lequel, au fond, vous vous sentiez le plus profondément heureux ?

Tout d’abord, j’ai mis longtemps à accepter cette dualité. Mais maintenant je n’ai plus honte de faire une musique accessible, de même que je n’ai plus honte de faire une musique délibérément hermétique. J’ai compris que ces deux aspects me sont également nécessaires. Il n’y en a pas un qui soit plus important pour moi, mais ce que je sais, c’est que si on pleure en écoutant de la musique, c’est certainement plus sur des morceaux proches de la chanson. Un aspect de la musique fait plus appel aux émotions de la vie de tous les jours. Les belles mélodies sont plus ancrées dans le réel, dans la vie émotive. Leur matériel musical provient d’une approche empirique, basée sur le son, où prédominent les intervalles simples, tierce et quinte, les propriétés fondamentales du son, des harmoniques. Ces propriétés du son sont probablement reliées à des caractéristiques génétiques profondes de l’espèce humaine. Le « parler » de la musique qui correspondrait pour moi, d’après votre métaphore basée sur du Bellay, à un retour à la maison, est plus proche de mes émotions, alors que l’aspect « intellectuel » de l’autre versant de ma musique, correspond davantage à une perte, un abandon de l’égo, qui génère des émotions nouvelles, moins incarnées.

  • En concert, comment percevez-vous les réactions du public à ces deux types de musique ?

C’est une question intéressante. C’est très subjectif et parfois, je me demande si on n’a pas tendance à éprouver les réactions du public à travers le filtre de nos propres sensations de musiciens : si on a un bon feeling en jouant, on a l’impression que le public réagit positivement. Mais il me semble qu’on peut obtenir des réactions aussi intenses avec les deux types de musique, car au-delà de ce qu’on joue, c’est avant tout à l’investissement des musiciens que le public est réceptif. S’il est un peu averti, il aime se fier à son jugement et rejette le prosélytisme de la part de musiciens qui cherchent à le séduire à tout prix. Quand il sent qu’on propose avec honnêteté une musique à son jugement, il peut avoir toutes sortes de réactions : quitter la salle, venir discuter à l’entracte, poser des questions, chercher à comprendre… Cependant, il est incontestable qu’on obtiendra plus de réactions « affectives » avec un répertoire plus classique pour lequel le public n’a pas besoin de faire un travail sur lui-même.

  • Cela montre l’importance de ce mystère qu’est la mélodie, qui ne peut pas être générée par ordinateur, qu’on peut juste définir comme une musique qu’on a envie de chanter et qui, facile à mémoriser, constitue à ce titre un patrimoine commun que peuvent partager tous les mélomanes, quels que soient leurs goûts ?

C’est vrai, il y a un certain mystère dans la mélodie, comme dans le système tonal dont, pourtant, beaucoup de musiciens cherchent ou ont cherché à s’échapper, moi le premier. On obtient parfois des effets aussi puissants avec une autre musique que tonale et mélodique, en créant des émotions liés à la nouveauté d’un univers, à la perte des repères. Mais ces émotions provoquées par les musiques nouvelles ne sont pas aussi faciles à partager que celles suscitées par la mélodie, qu’on peut fredonner, comparer à d’autres musiques connues ; pour parler d’une musique nouvelle il faut décrire ses propres impressions plus que la musique elle-même.

  • Ce qui est très facile à partager et qui n’est pourtant pas mélodique, c’est la transe, tout ce qui est généré par les ostinatos, le groove, une chose qu’a beaucoup travaillée Steve Coleman.

Oui, en effet, sa musique est tout entière issue de sa rencontre avec l’Afrique. C’est lui qui a importé à ce degré-là la musique africaine dans la musique occidentale.

  • Racontez-nous votre rencontre…

Nous nous sommes rencontrés de façon fortuite dans un festival. Il m’a dit qu’il avait écouté et apprécié mon dernier disque et je lui ai confié que j’avais écouté aussi sa musique. D’autres rencontres ont suivi à Paris, on a passé du temps ensemble. C’est ce temps qui a permis de partager des choses, car je n’ai pas à proprement parler étudié sa musique - même si j’y ai toujours été très sensible. Steve fait partie des gens qui laissent une trace plus par leur dévouement que par leur discours. Tout musicien parvient peu ou prou à s’exprimer, après quoi plein de gens - intellectuels, journalistes - vont en parler et la propager. Mais ce qui compte c’est qu’il y ait cohérence entre l’artiste et les moyens qu’il se donne pour exprimer son art : en tant que musicien, j’entends alors un « unisson », et en tant que public, je suis satisfait. Ça m’a frappé aussi chez des gens comme Rido Bayonne, dont la musique est complètement différente de celle de Steve Coleman, mais qui partage avec lui cette « complétude » qui lui fait habiter sa musique de tout son être, affectif, intellectuel, culturel. Ainsi, ce qui est très beau chez Steve c’est la cohérence entre ce qu’il est, ce qu’il joue, ce qu’il dit. C’est une grande source d’inspiration.

Magic Malik © H. Collon/Objectif Jazz
  • Êtes-vous toujours en contact avec lui ?

Non. D’une manière générale, je n’ai pas le genre de talent qui permet d’entretenir les relations. Évidemment, si j’ai quelque chose à lui demander, je le ferai sans réserve. Peut-être un jour nous retrouverons-nous ?

  • Avez-vous été tenté de lui faire parvenir Short Cuts pour recueillir son avis ?

Non, mais ça m’a traversé l’esprit pour l’album précédent, Bingo, où j’avais expérimenté des choses nouvelles par rapport aux XP, toujours dans un univers formel, mais en introduisant des éléments issus de la lecture d’Experimental Music de Michel Nyman, comme la place de l’indétermination en musique, mais dans le cadre d’un univers réglé avec une grande précision. Ça m’a permis d’éviter les écueils auxquels j’avais été confronté avec les XP. Et c’est du reste ce que je trouve de plus beau en matière de création : quand on vient à détruire ce qu’on a précédemment construit, mais que cet acte de destruction est, en fait, entièrement inspiré par la maturation qui l’a précédé. Il ne s’agit pas d’une destruction par opposition mais par maturation.

  • Bingo est donc un « album-pivot » pour vous ?

C’est un album très important pour moi, au même titre que XP1, le deuxième CD du double album 00237 – XP1 paru chez Label Bleu en 2003.

  • Et pourtant, certains de vos fans ont pu être déstabilisés par les premières minutes, dont le son distordu montre un refus de la joliesse ?

Le public qui recherche une musique plus abstraite apprécie davantage, mais même Bo Van der Werf, le saxophoniste et compositeur, âme d’Octurn avec qui je partage un large patrimoine intellectuel et de nombreux moyens d’expression, adore « Grosse grippe », très mélodique et chantant, qui figure dans mon album Saoule ; donc les choses sont plus complexes qu’on peut l’imaginer. Cela montre qu’il y a une certaine vérité, une vérité immédiate dans la belle mélodie. C’est tellement mystérieux tout ça, ce voyage qu’on accomplit entre le monde intérieur et le monde extérieur. Mais on peut recréer avec les XP, ou des bouts d’XP, l’investissement émotionnel qu’on retrouve dans des chansons.

  • On a évoqué le rythme, l’harmonie et la mélodie, votre travail d’épure. Mais il y a un autre constituant de la musique qui est le son, les textures de son. Peut-on dire que l’électronique et l’informatique prennent de plus en plus de place chez vous ?

Oui, surtout avec Jozef Dumoulin dont on peut dire qu’il a découvert de nouvelles régions sonores alors que de grandes figures de la musique se sont déjà exprimées sur le Rhodes, par exemple. Jozef fait partie des gens qui ont donné leurs lettres de noblesse au Rhodes. La rencontre avec Gilbert Nouno a aussi été importante pour moi à cet égard. Mais on peut dire qu’avant même ces rencontres j’ai toujours été fasciné par tout ce qui est synthétique. Enfant, j’étais passionné par les cyborgs, mais plus encore que les assemblages d’éléments humains, ce sont les robots qui me fascinaient. Ils permettent de se projeter dans un corps imaginaire doté de propriétés autres. Je suis fan de science-fiction et j’essaie toujours d’en épicer ma musique.

  • Mais dans Short Cuts, tout n’est pas fabriqué par synthèse puisqu’on croit percevoir des « bruits de la vie réelle », en d’autres termes des samples ?

En effet, mais ce ne sont pas toujours de purs samples. Par exemple, dans « Wipe Out », ce sont des bruitages du jeu Wipe Out qu’on entend. Je suis fan de jeux vidéo et notamment de ce jeu, auquel on peut jouer sur PlayStation (PSP). J’adore cet univers sonore futuriste qui met en scène des vaisseaux, des bombes, des poursuites spatiales. Quant aux bruitages qu’on entend sur le disque, ils sont tout simplement extraits d’une partie que j’ai faite sur ce jeu. Mais Jozef ne fait pas tellement appel aux samples ou plutôt, il se sample lui-même, en « live » si l’on peut dire : il utilise ce qu’il joue pour le sublimer en le retraitant.

  • Le travail sur le son est tellement important, de la part de Jozef et de l’ingénieur du son, qu’on peut se demander si c’est encore votre musique ?

Jozef apporte son univers, c’est indéniable. Mais je garde bien entendu le contrôle sur le résultat. Ceci dit, je n’ai jamais à recadrer car son travail correspond pleinement à mes attentes, nous sommes en parfaite harmonie.

  • Vous avez du reste joué ensemble avec Octurn ?

Oui bien sûr, c’est tout un univers et un groupe-culte…

  • En parlant de groupe-culte, vous avez joué plusieurs fois avec Aka Moon ?

J’ai joué souvent avec Aka Moon. J’apprécie énormément le dévouement, la démarche et la musique de Fabrizio Cassol. C’est quelqu’un qui n’est pas facile à découvrir, qui est long à connaître…

  • Un peu comme vous, vous êtes secret, réservé ?

C’est bien possible… En fait je suis comme ma musique, un mélange. Je peux provoquer sympathie et empathie, motivation, mais je suis quelqu’un qu’on peut qualifier aussi de « chaud-froid »..

  • Et au cours d’un même concert, vous êtes aussi chaud-froid ?

Le plus souvent, en effet. On pourrait dire que l’aspect mélodique de mon travail en est l’aspect chaud, accessible, et l’aspect hermétique l’aspect froid, moins accessible.

  • Je ne suis pas certain qu’on puisse qualifier votre musique d’accessible, en ce qu’elle pourrait toucher, dans ses aspects mélodiques, les amateurs de chansons. Ne pourrait-on pas dire que c’est une musique savante qui se décline en deux aspects, un aspect où la mélodie est prédominante et un autre aspect où c’est la forme qui prédomine ?

La formule sonne bien. Ça correspond en effet à l’image que je me fais tant de ma personnalité que de ma musique.