Scènes

The Bridge, la résistance musicale dynamite les ponts !

Angel Bat Dawid et The Bridge #2.12 étaient à Vitrolles.


The Bridge #2.12 : Richard Comte, Nick Magri, Angel Bat Dawid, Toma Gouband, Magi Malik © Gérard Tissier

Le dispositif annuel d’échanges transatlantiques mis en œuvre par l’anthropologue Alexandre Pierrepont faisait escale au Moulin à Jazz pour la première date de la tournée européenne 2025. Sitôt rencontrés le matin même à la Gare de Lyon, les musicien·nes débarquaient à Vitrolles (13) sans avoir la moindre idée de ce qu’ils allaient créer ensemble.

À la clarinette, au piano et aux petites percussions, au rap et au chant : Angel Bat Dawid. Cette nouvelle icône afro-américaine d’un jazz libre nous confiera : « Où que je sois dans le monde, quand il y a des Européens, je me sens dans un état d’inconfort profond. Même les États-Unis sont un pays dominé par les Européens. En tant que personne noire, je vis un cauchemar perpétuel de part et d’autre de l’Atlantique. À part, peut-être, quand je suis dans la quête de mon identité sonore. Même en Afrique, qui est l’Afrique colonisée, je ressens cela. C’est épuisant d’y penser constamment. Même dans la musique, quelque part, je ne me sens pas vraiment libre. J’essaye de reprogrammer mon esprit pour échapper à tout ce merdier mais c’est quelque chose que les Européens ne peuvent pas concevoir ».
Cette musicienne totale commence par déambuler dans le public avec l’une de ses clarinettes, esquissant le riff de « Salt Peanuts » (c’est encore l’heure de l’apéro) et psalmodiant quelque mélopée africaine - serait-ce du yoruba ? « Mon principal message musical est d’être présente. Il va de soi que j’ai beaucoup d’heures de travail sur la clarinette en particulier. Or je ne sais jamais ce que je vais exprimer musicalement juste avant de jouer. C’est comme dans la vie quotidienne ».

Pendant ce temps-là, Magic Malik susurre quelque vocalise nasale qui se conjugue avec les propositions de l’Américaine. Le guitariste Richard Comte, avec sa Guild électro-acoustique augmentée d’effets en tous genres, et le contrebassiste chicagoan Nick Macri se cherchent… finiront-ils par se trouver ? Le batteur Toma Gouband, lui, joue d’emblée de ses phonolithes, ces pierres aux résonances harmoniques qu’il nous confiera avoir glanées dans le Parc des Volcans d’Auvergne et dans le désert d’Arabie Saoudite.

Pas de leader dans cette formation vouée aux expérimentations tous azimuts, si ce n’est, quelque part, un sens de l’écoute collective. Angel Bat Dawid et Magic Malik prennent un malin plaisir à se fondre dans les arpèges oniriques du guitariste (qui parfois se saisit d’un archet) et dans les couleurs chamaniques du batteur (qui utilisera des branches de laurier en guise de balais), pendant que le contrebassiste déroule un groove abyssal. Les chorus s’immiscent dans les interstices subliminaux de ce labyrinthe musical. Ainsi, les solos de flûte tant attendus de Malik émergeront au fil de l’émotion collective, après qu’il aura joué de la bouteille de limonade - en utilisant la capsule comme une clave ! - du transistor ou de l’appeau. Sa maestria bluffe l’assistance lorsqu’il vocalise en même temps qu’il propose des phrases de flûte traversière confondantes, ayant malicieusement attendu qu’un son collectif puisse porter son chant.

Angel Bat Dawid, elle, dessine des traits de clarinette d’une étrange douceur, entre utopie et dystopie, provoquant un beau duo avec le guitariste. Sa présence vocale, agrémentée d’effets (vocoder notamment), se fait parfois naturelle et n’est pas sans évoquer une scansion rap, voire reggae. Ses interventions pianistiques résonnent de dissonances free trempées dans le blues et le stride, en digne représentante de l’AACM qu’elle est. Quant à son usage de petites percussions, disposées sur une table avec ses clarinettes et ses pédales d’effets, elles apparaissent comme autant d’épices pour la sauce musicale en train de mijoter - elle en confiera certaines aux spectateur·trices du premier rang. Rien ne semble la délecter davantage que de s’immiscer dans les conversations, les bifurcations, les retournements d’un groupe censé trouver son nom d’ici la fin de tournée.

The Bridge #2.12 © Gérard Tissier

Chaque individu présent sur cette scène vitrollaise est dans une belle posture d’entraide, donnant à écouter et voir un trop rare instant d’idéal libertaire. Jazz ? Il y en avait dans les phrasés des un·es et des autres ainsi que dans l’ordre des chorus - le contrebassiste, pour son avant-dernier solo, déploiera des phrases d’une grande profondeur, sans virtuosité forcée quand le batteur se verra attribuer, pour finir, une séquence aux contours écologiques.

Laissons le mot de la fin à Angel Bat Dawid : « Je pense que le propos musical de ce soir a quelque chose d’hybride, un peu comme dans les bouquins d’Octavia Butler, qui sont tellement profonds que je n’arrive jamais vraiment à les finir ! Ce que je fais sur scène relève aussi de la prophétie quelque part. Ma musique est là pour détruire tous ces gouvernements dirigés par des vieux mâles blancs ».

Cette livraison 2025 de The Bridge serait-elle un acte de résistance qui consisterait à dynamiter les ponts ?