Tribune

Marc Ducret : les sons ont la parole

Quelle est la place des mots dans la musique de Marc Ducret ?


Photo : Michael Parque

Si Lady M permet à Marc Ducret de pousser loin son travail sur l’interaction entre musique et écrit, il n’en est pourtant pas à son premier coup d’essai en la matière. Depuis de nombreuses années en effet - depuis une quinzaine d’années particulièrement -, le guitariste interroge les rapports que les sons entretiennent avec les mots, dans leur dimension orale comme dans leur dimension écrite. Passage en revue des incursions de Ducret dans le domaine des mots, chez lui comme ailleurs.

Marc Ducret, photo Christophe Charpenel

Paru en 2003 sur le label Sketch, Qui parle ? est certainement le premier disque dans lequel les accointances avec la littérature sont immédiatement perceptibles. Témoins ces extraits de textes d’Henri Michaux mis en voix par Anne Magouët (chanteuse lyrique qui annonce, 15 ans avant, le travail sur Macbeth) ou le comédien Philippe Agaël lisant un passage de Dans le labyrinthe de Alain Robbe-Grillet.
Les interrogations que porte l’auteur de « La Nuit remue » sur le langage, de même que celles du fer de lance du Nouveau Roman sur la notion de roman, sont certainement à ranger du côté de celles du guitariste vis à vis du jazz et plus largement de la musique. Comment, à partir d’un matériau existant, tordre la forme pour lui apporter une nouvelle vitalité, l’orienter vers la modernité - bref, lui permettre d’exprimer sa contemporanéité ?
A noter, le très beau texte de Henriette Vogel à Heinrich Von Kleist, magnifiquement mis en valeur par une musique d’une grande sensibilité.

Marc Ducret montre sa capacité à pénétrer tous les langage

Le travail sur la matérialité du son ne s’est pas arrêté là. Deux collaborations de Ducret lui ont certainement été riches d’enseignements. Suite à une résidence, le disque La Théorie du K.O. paru chez Chief Inspector, même si il n’est pas complètement abouti, le confronte à d’autres musiciens éloignés de la scène jazz : Franco Mannara, guitariste (également écrivain de thrillers), Professor K, Alix Ewandé et le slameur D’ de Kabal. La musique se heurte à une forme d’oralité, de poésie de la rue, plus spontanée, plus libre que celle des livres, moins appesantie par une histoire l’ayant précédée. Ducret y montre, au passage, sa capacité à pénétrer tous les langages : ici, un hip-hop moderniste mâtiné de rock qu’il investit à coups de riffs efficaces.

Plus ambitieux sans doute, en 2005, son intervention en tant que soliste dans l’opéra Pan créé par Marc Monnet. Ce dernier, plutôt que de mettre en place un livret qui lui servirait de support, réserve la matière textuelle à des textes du poète Christophe Tarkos (1963-2004) qui travaille la répétition dans la langue. De ce ressassement finit par jaillir un sens nouveau.

Deux ans plus tard, et bien qu’épisodiquement jusqu’en 2011, « Un sang d’encre" est une collaboration de Ducret avec un autre guitariste, Franck Vigroux. Le corpus est un assemblage de textes de Perrault (La Belle au bois dormant), Macbeth (déjà) pour les siècles passés, Kafka (La Colonie pénitentiaire) Francis Ponge et Michaël Gluck pour le XXe et l’époque contemporaine, mis en parallèle avec des récits du religieux espagnol Toribio de Benavente (dit Motolinia) pour la défense des esclaves amérindiens lors de la controverse de Valladolid. Outre Ducret, on trouve dans la formation la soprane Géraldine Keller, Antonin Rayon à l’orgue, Jean-Marc Bourg en tant que comédien.
Long récit éclaté, mobile dans son interprétation, il tire sa dynamique de la proximité entre le sang et l’encre : “le sang est au corps ce que l’encre est au livre.”

2014 à présent, Marc Ducret conserve les mêmes modalités avec Chronique de la mer gelée pour laquelle il s’entoure une nouvelle fois de Anne Magouët, Antonin Rayon et prend les services de Noémi Boutin au violoncelle, Christiane Bopp au trombone et Sylvaine Hélary à la flûte traversière. Les musiciens sont les interprètes des partitions, bien sûr ; il le sont également des textes dans une polyphonie qui les voit lire quelques extraits (à nouveau) de Michaux mais aussi Cicéron, Sénèque, Saint Matthieu. L’écriture musicale est contemporaine, feutrée et suave et rend compte de la richesse des mots lus. Prenant naissance dans le signifiant du mot, le signifié atteint une forme de musicalité qui s’ouvre autant dans l’acoustique du son que dans l’abstraction de la langue.

Vient la série des Tower qui est, en quelque sorte, une aboutissement du travail de Ducret depuis plusieurs années. A partir de quelques lignes du texte de Nabokov Ada ou l’Ardeur, le compositeur Ducret échafaude une cathédrale sonore répartie en quatre grandes pièces. La combinatoire des mots, des personnages et de leurs actions éclate dans les différents orchestres qui composent la série : Kasper Tranberg (trompette), Matthias Mahler (trombone), Fred Gastard (saxophone basse), Peter Bruun (batterie) pour le quintet, Tim Berne (saxophone alto), Dominique Pifarély (violon), Tom Rainey (batterie) pour le quartet, les trombones de Fidel Fourneyron, Matthias Mahler (encore) et Alexis Persigan, le piano d’Antonin Rayon et les percussions de Sylvain Lemêtre pour le sextet, le solo de guitare acoustique constituant la coda. La réunion de tous les musiciens dans le terrible Tower-Brige peut quant à elle être considérée comme la version étendue de cette pièce (les disques sont sortis sur le label Ayler Records).

Les mots ne prennent jamais le pas sur les sons

Le talent d’architecte est ici implacable et la transversalité des disciplines tourne à plein régime même si, à aucun moment, la transcription musicale du livre de Nabokov n’est perceptible puisque tout est intégralement instrumental. L’auditeur n’en a cure cependant : l’œuvre le saisit tout entier, l’emporte dans un tourbillon d’échos, de résurgences soudaines qui s’imposent, disparaissent pour réapparaître comme une lame de fond. La puissance du propos, ses différentes modalités de jeu et les passerelles entre chacune en font incontestablement un des chefs-d’œuvre de Ducret.

Depuis et jusqu’à Lady M, le guitariste ne s’est toujours pas éloigné de la langue. Deux participations récentes en témoignent. Le Miroir des ondes du batteur Michel Blanc dresse une fresque radiophonique et historique sur la période 1972-1989 et l’habille d’une musique à la fois inquiétante et tragique. Par son jeu coloriste, parfois agressif, Ducret sert le propos au côté d’Anne Gimenez au piano, Annabelle Playe à la voix et Antonin Rayon à l’orgue.

Dernière collaboration en date dans laquelle le guitariste intervient également comme lecteur, Nâga d’Alexandra Grimal, disque ample et tortueux. Ducret lit d’une voix profonde et hachée, nuancée par son instrument, un extrait de « Printemps noir » de l’écrivain polonais Bruno Schultz (1892-1942) avant de s’engager dans un solo à la clarté vénéneuse.

Les mots ne prennent jamais le pas sur les sons : la musique est avant tout la grande affaire du musicien mais ils prennent leur sens et leur dimension acoustique trouve place au côté des autres entités sonores que Marc Ducret assemble et ordonne pour en tirer un surplus de musicalité sans hiérarchie entre les uns et les autres. Une autre manière de faire de la musique, une autre manière surtout de la pousser plus loin encore.