Scènes

Les rencontres d’Archipel : simplicité et qualité


Dominique Pifarély, photo Christophe Charpenel

A quelques kilomètres d’Angoulême à l’ouest, traversé par la Charente, la petite commune de Châteauneuf-sur-Charente (3500 habitants) accueille depuis deux ans et pour sa quatrième édition, le festival “Les rencontres d’Archipel”, organisé par Dominique Pifarély et sa compagnie. Le choix n’est pas anodin d’installer ce genre d’événement dans ce genre d’endroit. Une volonté d’inscrire les musiques, mêmes les plus exigeantes, dans les territoires ruraux, l’envie de garder un contact direct et simple avec le public (de fait, les concerts sont tous gratuits) et la nécessité vitale de conserver une taille humaine font de ce temps qui dure l’espace de deux jours une parenthèse précieuse qui n’empêche pas, bien au contraire, une programmation variée et de qualité.

A commencer, le vendredi soir, dans la salle des fêtes où se tiennent les concerts, par une ouverture en duo avec le violon de Dominique Pifarély et la voix de l’autrice (elle est aussi actrice et chanteuse) Violaine Schwartz. La lecture de ses textes déroule des parcours de vie proprement bouleversants de migrants ayant quitté leur pays pour des raisons multiples et forcément injustes. Parvenus en France, confrontés à la dureté de la machine administrative, malgré des périples éprouvants, ils sont broyés plus encore, gérés comme des encombrants qui doivent entrer dans des cases. La voix de Schwartz est sans afféterie, elle a transcrit les mots tels que dits par les personnes dont elle a relevé les témoignages. Sans distanciation possible, sans artefact artistique, on est frappé de plein fouet. Le violon, lui, ponctue, accentue sans pathos, enrobe et porte le point d’équilibre nécessaire pour accepter ces mots durs. Et que dirions-nous si nous devions vivre ces vies gâchées ?

Vient ensuite un solo du pianiste Antonin Rayon. Partenaire régulier du violoniste (on l’entend notamment dans sur Anabasis ou dans Nocturnes), il ne se produit que trop rarement seul et sa prestation est attendue. Face au clavier complété par des machines, il plonge dans une partition pointilliste où des accords plaqués se déploient lentement pour laisser s’épanouir la complexité d’une construction harmonique feutrée et équivoque. Travaillant le temps qu’il tend à arrêter, il creuse en s’obstinant une matière épaisse et entêtante. Libérant de nouvelles couleurs avec ce qui n’est pas un piano préparé mais étendu, il prolonge et module les sons grâce à l’électronique. Ou, envoyant soudainement des beats de guingois, il s’évade sur des mélodies naïves avant de retourner dans les profondeurs de son océan harmonique. Une expérience en cours de création (c’était une première) déroutante et prometteuse.

Pour finir, le duo Superklang apporte ce qu’il faut de sensualité, et d’humour aussi, pour clôturer la première soirée. Sylvain Lemêtre est aux percussions. Entouré d’un appareillage complet digne d’un cabinet de curiosité, il est épaulé par Frédéric Aurier au violon ou au superbe nyckelharpa (hybride entre l’alto et la vielle à roue). Venus du contemporain et adeptes de l’improvisation, ils jouent un programme fait de tourneries entraînantes, d’improvisations duales comme une entité aux membres complémentaires. Les timbres sont multiples et chaleureux, une caresse pour l’oreille, les présentations des morceaux sont, toujours drôles et décontractées. Le duo invite à un voyage qui est le leur, avec délicatesse et musicalité.

Marc Ducret, photo Christophe Charpenel

Le lendemain, l’après-midi débute par un échange organisé par les Allumés du jazz et animé par Pierre Tenne (journaliste pour Jazznews). “La musique encombrée : les musiciens face aux bullshit jobs“ dénonce les évolutions du métier : les montages incessants de dossiers complexes, les justifications aberrantes pour négocier d’indispensables subventions, la mise de côté de l’artistique dans les décisions prises par les institutions, la place encombrante de la communication. Bref, les maux d’une époque en pleine mutation et les difficultés pour ceux qui la vive d’en accepter les dérèglements et surtout les absurdités. Sous un autre regard, on est pas loin de la dénonciation de Violaine Schwartz la veille. Le monde tourne toujours, mais mal.

Tout n’est pas perdu, cela dit, puisque ce genre d’endroits précieux propose de nouvelles créations. Le concert du duo qui réunit Marc Ducret et Christophe Monniot s’annonce comme un des grands moments de l’année. Ne cachant pas la fébrilité propre aux premières, les deux musiciens s’élancent pied au plancher dans un croisement de phrases vives et brûlantes dont les centres de gravité se déplacent constamment. Basse pour l’un, arabesques pour l’autre, riffs qui claquent et virtuosités aériennes, la musique est neuve et énergique. Alternant des pièces signées de l’un ou de l’autre, on y entend leur savoir-faire, leurs influences multiples et un désir de chercher des terres nouvelles et inouïes à conquérir. Ils interprètent également une pièce de Ducret écrite à l’origine pour guitare et violoncelle ou encore une pièce du compositeur Michel Petrossian composée spécialement pour eux. La complexité du discours, la précision des intentions en font une œuvre stimulante pour l’auditeur ; elle constitue la clé de voûte de ce répertoire. Un disque est enregistré qui sortira chez Jazzdor Séries.

Plus intimiste, plus romantique aussi : deux compagnons reprennent du service. Dominique Pifarély est au côté de François Couturier. Ils retrouvent aussitôt le charme de leur amitié. La maîtrise formelle doit tout à un encyclopédisme venu du classique et parcouru par le souffle de liberté du jazz. Jamais ostentatoire, avec profondeur, le piano joue avec le violon dans d’infinies nuances ; il l’enlace, le porte au pinacle ou le noie dans les tréfonds de l’instrument. Par un geste affirmé et une musique concise, Pifarély manifeste, dans le contournement des évidences, une élégante capacité d’invention. La chanson « Les Vieux Amants » de Jacques Brel est un des moments forts. Introduite à l’archet par un tunnel bruitiste, méconnaissable, elle s’épanouit enfin dans une dimension tragique et inquiétante qui se heurte à la puissance émouvante de la mélodie originelle.

François Couturier, photo Michel Laborde

Pour conclure, faisant siens et complétant les propos de Marc Ducret un peu plus tôt, Dominique Pifarély engage le public à continuer, lui aussi, à lutter pour défendre ces espaces de liberté. Le combat doit venir de partout et il est important de ne pas baisser les bras : le pacte vaut pour les deux côtés. Nous sommes liés.

La soirée s’achève, dans la joie, avec Ciac Boum, un trio de musique traditionnelle contemporaine (non, ce n’est pas contradictoire). Julien Padovani, plus connu au piano, est ici à l’accordéon, Christian et Alban Pacher aux violons ; tous sont à la voix. Musique à danser, musique de bal, musique porteuse d’une histoire, elle hypnotise par ses boucles enivrantes et l’entrain de son tempo appuyé. Jamais on ne songe au musée, plutôt à une musique qui a su perdurer sans se ringardiser. En marge certainement d’autres chemins empruntés par les musiques médiatisées, elle reste pleine de vitalité, en phase avec un autre visage, tout aussi légitime, de notre époque.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 24 juillet 2022
P.-S. :

La Charente, terre de jazz : en juin, les Rencontres d’Archipel, début juillet le Respire Jazz à l’Abbaye de Puypéroux, fin septembre Jazz à Trois-Palis (festival dirigé par Bruno Tocanne).