Michel Carvallo
Panique à l’Impérial Palace
On re-situe vite fait (parce que, incidemment, l’auteur omet peut-être de replacer son épopée dans la chronologie des événements). Rappelons-nous donc : on est au sortir de 68, Champion Jack Dupree n’est pas mort, Albert Ayler non plus (De Gaulle itou, mais ça ne saurait tarder), la révolution « cul-culturelle » à la française semble en revanche bel bien enterrée… Quoique, faut voir. Certains (genre village de Gaulois teigneux) ne se résignent pas au pompidolisme régnant. C’est l’époque où Charlie s’appelle encore Hara-Kiri hebdo (il n’ya pas encore eu de Bal tragique à Colombey), où Actuel est encore un journal jazz/design/intello élitiste couplé avec les disques ByG (et pas encore la polychromie psychédélique de Bizot et sa bande)… C’est l’époque où (par exemple, pour faire vite) Martin Circus ne s’éclate pas encore au Sénégal en enfilant les tubes made in Blanc mais est un groupe de jazz-rock progressif (et confidentiel) fortement inspiré par Blood, Sweat and Tears et Chicago Transit Authority…
Et pendant ce temps, dans le Dauphiné profond, un fils d’immigré italien va brutalement découvrir mai 68, Boris Vian, Jarry et la gidouille du père Ubu et surtout… le jazz, si possible tendance free. Aors qu’a priori, rien ne le disposait à une carrière d’animateur/agitateur dans la (contre)-culture : jusqu’à trente ans, même, il se la joue minet friqué visiteur médical pour une multinationale pharmaceutique, c’est dire… Voici donc qu’il nous narre par le menu (sauf toutefois séquences intimes, voyeurs, circulez, y a rien à voir, il le précise bien), son vécu de ces années charnière (68-75)… l’apogée des trente glorieuses avant la sinistre dégringolade dont nous ne sommes toujours pas ressortis.
Panique à l’impérial Palace est à la fois bien et moins bien.
Bien parce que pour une fois, l’auteur s’assume sans complexes ni regrets (avec ses défauts, ses légèretés, son machisme « bon enfant » très post-68 caractéristique : « femme libérée = femme qu’on peut sauter, et qu’ensuite gentiment on va chouettement aider à avorter »pasqu’on a une conscience militante« , ah mais (un truc à vous donner envie de réécouter Cookie Dingler : »être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile"), son esprit totalement foutraque, utopiste limite niais… Au moins, il ne récrit pas l’histoire comme tant d’autres (voir Séguéla et ses exploits sahariens en 2CV (pour le plus anodin) ou Rollin & Co. (pour les doctes leçons politiques) – Maos, Vieille taupe et compagnie [1]… Carvallo, lui, se méfie d’emblée comme la peste des partis, groupes, groupuscules et autres particules, et préfère naviguer à l’instinct.
Bien aussi, le livre, donc, parce qu’il montre et démontre que quantité de sans-grades (ou presque sans-grades) ont fait tout un tas de choses qui (à la longue) ont remodelé en profondeur notre société [2], sans trop de dégâts (contrairement à l’Allemagne ou l’Italie), peut-être tout simplement parce qu’ils ont su esquiver les structures établies et pré-mâchées.
Moins bien car il ne recadre pas suffisamment le contexte (il aurait presque fallu un index historique). On en oublie que ce qu’il raconte se passe encore au temps de De Gaulle, Pompidou, Chaban, Frey et Marcellin… et que ça se termine tout juste à l’arrivée de Giscard… Et justement, c’est peut-être ce qui pourrait faire tomber le livre des mains des plus jeunes, ce qui serait dommage…
Quand il parle de Bachdenkel (finalement LE premier groupe de doom-gothic, bien avant Cure ou bien sûr Paradise Lost, sauf qu’on savait pas que ça s’appellerait un jour comme ça), le « vieux d’époque » a aussitôt sous les yeux les deux vinyles à couverture noir et blanc Lemmings et Stalingrad (écrit en cyrillique), quand il parle de Gong ou Magma, certes, on voit mieux de quoi il parle : mais quid, pour les jeunots, du festival d’Amougies (entre betteraves, flaques de boue et gendarmes belges), celui de Biot (courses poursuite entre villas friquées), Malville (gardes mobiles et mort d’homme dans les marécages ambiance Viêtcong entourant la centrale nucléaire), quid de la Gueule ouverte (et les gueulantes de Fournier, du papier popset pour tirer des journaux en offset qui crachent et font pleurer le lecteur (pour ressembler à Actuel, cette fois période Bizot) ou à des revues comme Main-Mise, Geranonymo ou le Citron hallucinogène [3], quid encore du « manifeste » du Rézo Zéro [4] ? [5]…
Pour les « vieux cons » comme moi, les souvenirs affluent, certes, quand Carvallo parle des structures gonflables et autres expérimentations d’auto-construction ou des light-shows de Bill May (là aussi, souvenir personnel des expériences avec les urbanistes de Vincennes et « Barved Zumizion » pour Magma, Gong et Soft Machine, justement), ou qu’il évoque les astuces ou petites arnaques [6], bref, quand il cite tous ces noms, ces lieux, ces événements… il fait vibrer une corde mais on peut craindre que ce ne soit que la corde usée des sexagénaires comme moi (voire septuagénaires comme lui)… quand les quinqua ou moins genre Sarko (qui n’ont connu cette époque qu’indirectement, via leurs parents ou un grand frère) en ont gardé, eux une image totalement pervertie, soit niaisement irénique (Flower power, année de l’amour, hippie dans sa culotte et sa chemise (à fleurs, oh yé !) révolution bidon, Woodstock et sous les pavés la plage), soit diabolique (la même chose, mais en gros, les pavés sans la plage, le power sans les fleurs et le « bordel généralisé-regardez où il nous a menés mon bon monsieur » - ça c’est bien sûr la version Sarko. Pas sûr qu’avec sa sincérité brute de décoffrage, ce livre parvienne à rectifier le tir, tant il risque d’offrir des verges pour se faire battre à ceux qui n’ont gardé de l’époque qu’une image caricaturale.
Du strict point de vue musical, j’ai bien peur aussi que d’aucuns aient oublié (en vrac) Albert Ayler, Sun Ra, Champion Jack Dupree, Sonny Rollins, La Monte Young, Philip Glass et Terry Riley… comme s’il y avait eu un gigantesque saut quantique entre Miles, Coltrane (incontournables pivots, cités même sur TF1) et les survivants bien policés qui ont repris chichement la flamme (Jean-Luc Ponty en étant l’archétype), accompagnés des niaiseuses soporifiques bien propres sur elles (Mlle Shankar et ses roucoulades, par exemple, tant vantée côté France Inter-Inrock-Arte-Libé-Télérama). [7]
En attendant, Carvallo reste lucide mais désabusé : « Je sais que je garde beaucoup d’optimisme sur les capacités des jeunes à mettre un peu le bordel »… Alors, après tout, lisons-le, ce livre : il a comme des accents prémonitoires : « Je sais que les mouvements sont cycliques, qu’il faut du temps aux révoltes pour mourir… »
Alors, éteins ton ordi, ta télé, ton portable et ton i-Pod, camarade, et secoue-toi les puces, voilà que le vieux monde est revenu devant toi. https://cheapigfollowers.com/contact-us/