Scènes

Steve Shehan « Hang With You »

12 décembre 2013 : un ovni fait voyager l’Alhambra


Étonnant, fascinant, enivrant voyage que nous a proposé le percussionniste Steve Shehan ce soir de presqu’hiver à l’Alhambra. La salle ne s’y est pas trompée qui a écouté chaque morceau dans un silence religieux et complice, avant d’applaudir à tout rompre et de réclamer trois rappels, amicaux et frénétiques.

Voyage en compagnie de nombreux amis – on y reviendra – à bord de toute une flottille d’étonnants ovnis, mi-couvercles de poubelle, mi-woks – les étonnants « hangs », instruments apparentés au steel drum ou autres steel pan trinidadiens, que Steve Shehan a découverts un peu par hasard en 1999, qui sont d’origine… helvétique (si, si !), et dont il est passé maître. Il faut dire qu’il pratique depuis pas mal d’années cette percussion étonnamment mélodique dont la seule contrainte, un peu comme avec l’harmonica, est que si chacune permet de jouer une fondamentale et les accords liés, et permet donc une certaine polyphonie, il en faut toutefois une par tonalité ou par gamme (micro-intervalles, gammes pentatoniques)… C’est là qu’un back-liner habile et prompt s’avère indispensable si l’on ne veut pas encombrer la scène de toute une escadrille – batterie de cuisine ? – de ces doubles bassines de fer pour le moins encombrantes [1] On ajoutera, pour clore l’aspect technique, que l’artiste nous a offert également quelques parties de space drum, sans oublier son arsenal habituel de percussions nées sous toutes les latitudes. C’est là son côté navigateur des sons, au même titre que ses vieux complices Didier Malherbe et Loy Ehrlich au sein du Hadouk Trio qu’on ne présente plus [2].

Après une intro tout en douceur, fort justement intitulée « fHang shui » histoire de poser le propos et de créer l’ambiance, où le hang dialogue avec le piano (Christian Belhomme) et le violoncelle (Mathilde Chevrel), premier invité, le multi-flûtiste sibérien Vladiswar Nadishana pour un « Kites in Kabul » débridé… Le ton est donné, on ne va pas s’ennuyer avec ce mix savamment dosé : d’un côté, donc, les instruments classiques avec Jean-Daniel Glorioso en plus que soutien batterie-percussions, Charles Lucas, à la basse électrique et « ethnique », Nicolas Genest au bugle, Ugo Rabec (qui n’est pas que baryton) au violon et Ibrahim Maalouf à la trompette, sans oublier le grand Peter Herbert et sa contrebasse. De l’autre, des instruments venus essentiellement d’Afrique et d’Asie (mais donc aussi d’Helvétie…), continents que Steve Shehan sillonne en tous sens depuis trente ans. Ainsi, au gré de l’entrée des invités, allons-nous voyager en Iran avec l’actrice et chanteuse iranienne Golshifteh Faharani mais aussi en Afghanistan, chez les pygmées du Gabon (« Sortilèges » sur lequel Christian Belhomme nous sert des sons de la jungle et des chants pygmées échantillonnés au synthé), chez les Touaregs, avec Nabil Othmani et son luth, au Liban avec Maalouf, en Algérie, en Mauritanie, en Indonésie ou dans les forêts amazoniennes…

Mais, et c’est là qu’on sort heureusement du registre éculé de la world music, melting pot fourre-tout qui fit la joie des babas 70-80, chaque morceau ici a son climat, une histoire, une anecdote : bruits d’oiseaux qui se sont invités à l’improviste dans une prise live, évocation de Wayne Shorter avec la complicité d’Ugo Rabec, son violon et ses accents de baryton limite death metal, ou encore, séquence émotion : la mémoire de ce très vieil ami de Steve Shehan, Baly Othmani, dont le fils Nabil récitera un poème. Le tout livré en un joyeux capharnaüm - savamment organisé -, où Glorioso nous livre un long solo de batterie digne de Ginger Baker (en moins long mais aussi déjanté), où le bugle de Genest prend des accents de la trompette de Miles, et où le groupe s’essaie à jouer un inédit… et se vautre lamentablement, à en croire le leader, qui interrompt tout le monde en s’excusant. À la première écoute, le problème n’était pas manifeste ; mais à la reprise, quelle différence en effet ! Tout est en place dans cette manière de concerto pour violon (bravo Rabec !) aux changements de rythme diaboliquement complexes, jusqu’à un final qui, par son titre même, résumerait presque la soirée : « SNAFU », entendez Situation : Normal All Fouled Up, sigle militaire américain né pendant la Guerre de Corée qu’on peut traduire par « Situation : normale totalement bordélique ». Un snafu peut-être, mais plus qu’enjoué et, là encore, impeccablement en place, avec tous les invités sur scène [3] pour un morceau latino salsa endiablé, pirouette en hommage à l’ancêtre du hang, le steel drum. La boucle était bouclée !

par Jean Bonnefoy // Publié le 23 décembre 2013
P.-S. :

CD : Steve Shehan Hang with You/Naïve

[1Un back-liner qui fut du reste cité et chaleureusement applaudi in fine. Dixit Steve Shehan : « S’il se loupe et me passe le mauvais… je joue comme d’hab, mais ça sort n’importe quoi. On est mal ».

[2Didier Malherbe n’était pas là, dommage… On avait pu le voir la semaine précédente jouer et réciter son Anche des métamorphoses, mais on aurait volontiers fêté avec lui ses bientôt 71 ans (le 22 janvier !)

[3J’ai sans doute oublié de les citer tous, qu’ils me pardonnent.