Chronique

Miguel Zenon

Esta Plena

Miguel Zenón (as, voc), Luis Perdomo (p), Hans Glawischnig (b), Henry Cole (dm), Héctor « Tito » Matos (Lead voc, perc. Requinto), Obanilú Allende (voc, perc Segundo), Juan Gutiérrez (voc, perc Seguidor)

Label / Distribution : Marsalis Music

La carrière de Miguel Zenon est encore courte, mais déjà fulgurante. Son premier album en leader, Looking Forward n’a paru qu’en 2002 sur le label Fresh Sound New Talent. A ses côtés figuraient déjà le pianiste Luis Perdomo et le bassiste Hans Glawischnig qu’on retrouve sur Esta Plena (Marsalis Music) et qui ont été de tous ses disques : Ceremonial, Jibaro et Awake, également publiés par Marsalis.

Mais depuis ses débuts de leader, enregistrés alors qu’il était tout frais émoulu de la Berklee School Of Music et de la Manhattan School Of Music, notre homme n’a pas chômé : ses aptitudes exceptionnelles ne sont pas passées inaperçues des leaders des meilleurs big bands, ce qui lui a valu un pupitre ou des apparitions au sein du Mingus Orchestra, du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, du Jason Lindner Big Band, de l’orchestre de Brian Lynch, de l’Either Orchestra ou des Los Guachos de Guillermo Klein. La consécration est venue très vite, avec une demande, en 2005, émanant de vedettes comme Joshua Redman, Dave Douglas, Joe Lovano et Brian Blade : fonder avec eux le SFJazz Collective, qui donne de nombreux concerts chaque année pour illustrer la musique des génies du jazz, de Monk à Shorter.

En moins d’une décennie, donc, Miguel Zenon s’est installé au sommet et nul ne songerait à dresser le paysage du saxophone alto contemporain sans le citer. Ceux qui ont eu la chance d’assister à un de ses concerts, rue des Lombards par exemple, ne seront guère surpris par l’ampleur et la rapidité de sa réussite. Ses moyens considérables le situent parmi les plus grands virtuoses de l’instrument. Le voir en live c’est – dans le jargon des aficionados – « prendre une claque ». Ce ne serait qu’anecdotique si la musicalité n’était au rendez-vous ; mais rien à craindre de ce côté-là : le flot constant des idées, la mise en place rythmique, le chant, les solos fulgurants et logiques, l’aisance avec laquelle il produit une musique véloce à l’articulation fluide, en ferait une sorte de Charlie Parker des temps modernes si son impact sur la musique n’était, pour l’heure, limité par une esthétique qui n’a rien de révolutionnaire.

Cependant, ce relatif conservatisme n’entrave pas notre plaisir : ce disque dissipe les craintes qu’avait pu faire naître le choix d’un rythme portoricain, la plena, comme architecture unique. Ce retour aux sources est d’autant plus affirmé qu’après avoir manifesté son ambition de compositeur et d’arrangeur en s’entourant d’un quatuor à cordes pour Awake - où il faisait même en compagnie de Tony Malaby, l’espace d’une plage, une escapade assez free -, il se fait accompagner ici de trois percussionnistes et vocalistes portoricains, Héctor « Tito » Matos (déjà entendu sur Ceremonial), Obanilù Allende et Juan Gutiérrez. Les trois hommes, outre qu’ils donnent de la voix sur des textes de Zenon lui-même, utilisent des panderos, sortes de gros tambourins, qu’on voit entre les mains du leader sur la pochette du disque.

Si l’on pouvait nourrir certaines craintes, c’est qu’en respectant à la lettre une tradition on nuit parfois à l’universalité de la musique en privilégiant le pittoresque. Ce concept paraît inattendu car on pensait qu’avec Jibaro, Miguel Zenon avait payé sa dette à son île natale. Certes, il avait réuni sur ce disque un classique quartet de jazz. Mais il y jouait des compositions illustrant les deux facettes de la musique jibaja des montagnes de Porto Rico : celle, calme et nostalgique, de « l’Aguinaldo » et l’autre, dansante et festive, des « Seis ». Il s’était attaché à en isoler les aspects fondamentaux y bâtir des improvisations jazz servies par une formation standard. C’est donc qu’on méconnaissait le potentiel de la musique portoricaine puisque, aujourd’hui, la Plena lui inspire à son tour tout un disque .

Maigre matériau, pourrait-on se dire, s’agissant d’une musique dont la mesure est un bon vieux 4/4 dont l’accentuation n’est pas profondément originale. Dès l’entame du premier titre, « Villa Palmeras », on peut se faire une bonne idée à la fois du rythme en question et des panderos qui le jouent, tout en notant que la batterie d’Henry Cole (qui a remplacé Antonio Sanchez dans le quartet du leader à partir d’Awake), leur ajoute une pertinente et savoureuse ponctuation.

On remarque aussi - et la suite le confirme de manière éclatante -, que ce disque est parcouru d’un groove enthousiasmant, même si cette dansante énergie se colore parfois, comme dans « Esta Plena » avec les accords parallèles plaqués par Luis Perdomo, d’une sorte de tristesse : tristes tropiques, aurait confirmé le grand disparu de l’année dernière. « Oyelo », avec son chant un peu naïf, accentue en son début le côté brut et authentique du disque, avant que l’extraordinaire entrée du sax de Zenon ne vienne souligner une caractéristique marquante : le mélange sans apprêt entre une musique « ethnique » jouée avec authenticité, et le meilleur du jazz new-yorkais dans ce qu’il a de plus raffiné et de plus brillant. Or, ces deux qualificatifs conviennent à merveille à Luis Perdomo. Ce disque le confirme : il faut vite que ce pianiste reconnu par ses pairs soit aussi apprécié d’un large public : chacune de ses interventions est tranchante, puissamment groovante, riche.

Le disque comporte des voix, mais en écoutant Zenon sur « Calle Calma », on se dit que c’est peut-être bien son alto qui pousse le chant le plus déchirant. L’envie de bouger et de taper du pied, l’énergie débordante, seraient moins évidentes sans le soutien sans faille d’une basse puissante et précise : disque après disque, on remarque qu’Hans Glawischnig est taillé sur mesure pour le rôle.

Les grincheux feront valoir que la musique est parfois un peu sucrée, un brin pompier, voire les deux à la fois (« Progreso »), mais ces brefs passages ne doivent pas faire fuir ceux qui, malgré le free jazz, continuent à voir dans la musique un plaisir à consommer sans modération.