Scènes

Échos du festival Jazz à l’Ouest 2015 (3)

Compte rendu de la 26e édition du festival rennais


Alp Ersönmez & Ilhan Ersahin © Jean-François Picaut

La dernière semaine du festival Jazz à l’Ouest à Rennes (Ille-et-Vilaine) met l’accent sur l’Asie Mineure, spécialement la Turquie. Elle lorgne également vers la gastronomie et Portorico. Un jeune pianiste y fait un gros effet.

Dimanche 8 novembre 2015
Ilhan Erşahin’s Istanbul Sessions : la somptuosité de l’Orient
Après un après-midi où cinéma, expositions et gastronomie nous ont transportés en Orient et plus spécialement en Turquie, c’est à Istanbul que Jazz à l’Ouest nous invite pour la soirée. Rendez-vous est pris avec le saxophoniste turco-suédois Ilhan Erşahin (saxophone ténor) et son Istanbul Sessions : Alp Ersönmez (basse), Turgut Alp Bekoğlu (batterie) et Izzet Kızıl (percussions). Erşahin vit désormais à New-York et le concert de ce soir entremêle les énergies de ces deux énormes métropoles que sont la Grosse Pomme et la Porte de l’Orient, Istanbul.

Ilhan Ersahin ©Jean-François Picaut

Le programme est emprunté au dernier album du groupe, Istanbul Underground (Nublu Records / Modulator, Sony Music 2015) mais puise aussi dans les albums précédents. Le concert commence par une sorte de longue suite dont le premier titre est « Falling ». Sur des rythmes orientaux, la mélodie se situe plutôt dans les graves mais n’exclut pas des passages plus rapides où le saxophone trouve des sonorités qui évoquent la clarinette orientale. Tout le concert est ainsi à la croisée d’univers orientaux et de la tradition jazz occidentale mais aussi à la jonction avec d’autres musiques. Tiré de Home, le dernier titre « Selim », anagramme parfait de Miles, désigne clairement son patronage mais l’avant-dernier titre, lui, rend hommage à Led Zeppelin.

La plénitude du son, un phrasé précis, un sens aigu de la mélodie, c’est ce qui caractérise le jeu d’Ilhan Erşahin dans l’intime. Cela n’exclut pas des capacités de vélocité remarquables dans la furia. A la basse, Alp Ersönmez déploie un jeu très physique, très dégingandé, avec une gestuelle très expressive. C’est dans « Studio 54 » (Istanbul Underground) qu’il a sans doute fait son numéro rythmique et mélodique le plus énorme. Erşahin laissant beaucoup d’espace à ses partenaires, on peut assister à plusieurs joutes passionnantes. Izzet Kızıl, qui assume souvent l’orientalisme du concert, lance un défi à Ersönmez, Bekoğlu les rejoint et ça grimpe jusqu’à l’incandescence. Mais on voit aussi Kızıl et Ersönmez rivaliser dans la délicatesse d’une balade. Turgut Alp Bekoğlu signe un solo très remarqué, ne jouant avec ses baguettes que sur les armatures de ses caisses, il combine les variations de rythme et de mélodie avec un jeu sur les intensités, le transpose sur les peaux puis sur les cymbales avant de les reprendre en mélangeant le tout. Du grand art. Les quatre musiciens ont offert un festival sonore haut en couleurs et rempli d’émotion à un public ravi.

Mardi 10 novembre 2015
Girls Talk Jazz Quartet : musique et gastronomie
Pour la seconde année, dans son cadre champêtre, le Château d’Apigné au Rheu (Ille-et-Vilaine) accueille, comme il sait le faire, dans l’un de ses grands salons. C’est la soirée « Is It A Joc ? » (entendez une soirée jazz, œnologie, cocktail dînatoire). Après le succès de la première, le bouche à oreille a fonctionné, et il faut recevoir trente pour cent de convives supplémentaires. Il faudra bientôt pousser les murs !

Deux groupes sont au programme, le Jazz Flume Big Band qui ne convient guère à l’acoustique des lieux et le Girls Talk Jazz Quartet qui, comme son nom l’indique, est un groupe exclusivement féminin. Né en 2011, c’est d’abord un trio constitué de Nathalie Herczog (chant), Lise Van Dooren (claviers) et Patricia Lebeugle (contrebasse). Pauline Bourguère (batterie) les rejoint en 2013 à l’occasion d’une programmation au festival bis de Marciac.

Lise Van Dooren © Jean-François Picaut

Leur répertoire va du blues à la bossa-nova en passant par le swing et le bop, des années 50 à nos jours. Plus surprenante est la présence épisodique de la chanson. Ce soir, Nathalie Herczog a ainsi interprété « La Bohème » d’Aznavour, dans une version espagnole m’a-t-il semblé. Ce n’était pas le clou de la soirée.

La leader à la voix bien posée, au rythme sûr, m’a paru bien plus convaincante dans « Too Darn Hot » (Cole Porter) ou « Bidonville » de Claude Nougaro, d’après « Berimbau » (Baden Powell, Vinícius de Moraes). J’ai beaucoup aimé la finesse de la batteuse tout au long du spectacle, finesse qui n’exclut ni la fermeté ni la force quand c’est nécessaire. Son alliance avec la contrebassiste est vraiment efficace. Quant à la pianiste, Lise Van Dooren, nous avons été nombreux, dont le maître des lieux, à regretter qu’elle ne disposât pas d’un vrai piano, tant ce qu’elle a fait, réduite à l’usage d’un clavier électronique, brillait déjà d’un bel éclat. Un bien belle soirée, cette année encore.

Mercredi 11 novembre 2015
Édouard Ravelomanantsoa : beaucoup d’émotion
Conformément à son habitude, Olivier Nestelhut, le directeur artistique du festival, a souhaité donner carte blanche à un jeune compositeur local. Son choix s’est porté sur un pianiste qui n’a pas vingt-cinq ans, Édouard Ravelomanantsoa. Cette première audace a été suivie d’une seconde : Édouard a choisi de jouer en solo. « Orgueil démesuré ! » se sont écriés certains. Ils se trompaient. Je dirais plutôt humilité de l’artisan devant son outil et de l’artiste devant son art pour une confrontation sans artifice. Cinquante minutes de compositions personnelles et le résultat est renversant.

Édouard Ravelomanantsoa © Jean-François Picaut

Premier étonnement, un aussi jeune homme n’essaie pas d’éblouir par une gestuelle démonstrative, des avalanches de notes ou des acrobaties musicales. Le second, c’est la richesse du monde intérieur qui se dévoile à nous. C’est un discours musical qui n’oublie pas ses aînés, la musique du début du XXe siècle français. Des deux premières pièces se dégage une atmosphère de gravité légère. « Droma » a parfois l’allure d’une chanson où dominent les graves avec de belles échappées à la main droite. Ses explorations rythmiques se combinent avec de belles harmonies où l’on croit parfois entendre comme un écho de clavecin. « Premiers instants », évocation de la vie qui vient d’éclore, semble flotter dans une atmosphère éthérée, les silences y sont éloquents et le temps s’y étire, s’y dilate jusqu’au bord de la rupture. C’est un des sommets du concert. On ne change guère d’atmosphère générale avec « Orbit » où la main droite assume la ligne mélodique tandis que la gauche tisse une trame de croches. La pièce paraît plus savante avec quelques passages d’une belle ampleur. « Takavoli » et son ostinato rythmique répété et « S.M.O.G. » (Some Mysterious Old Glitch) plus proche d’un standard de jazz, s’inscrivent dans des cadres moins personnels. On termine avec « Balt », une ballade introduite par un superbe thème mélodique qui renoue avec l’atmosphère méditative du début. Son jeu de dissonances et de tensions mélodiques s’inscrit dans un climat apaisé et serein.

L’enthousiasme du public est tel qu’il arrache un rappel à l’organisation, ce sera « Smoke Gets In Your Eyes » (Jérôme Kern/Otto Harbach), interprété avec une grande sensibilité, en hommage à Dinah Washington.

Miguel Zenon quartet : un groupe solide
Après l’entracte, le concert se poursuit avec le quartette du saxophoniste et compositeur portoricain Miguel Zenon, ancien élève du Berklee College of Music, aujourd’hui installé à New-York. Il est, ce soir, entouré de musiciens qu’il côtoie depuis des lustres : Luis Perdomo (piano), Hans Glawischnig (contrebasse) et Henry Cole (batterie). Cela donne une cohérence très particulière au groupe et permet au leader de lui laisser beaucoup de place pour s’exprimer.

Miguel Zenon © Jean-François Picaut

Longs solos, son clair et puissant, à l’aise dans la mélodie comme dans la vélocité la plus grande, Miguel Zenon est un technicien remarquable. S’il possède une sensibilité latine, ce n’est ni sa gestuelle d’instrumentiste ni son comportement envers le public qui le révèle. Sa musique, elle, est capable de se montrer parfois charnelle, voire intimiste. Mais ses origines latines se manifestent avec éclat dans la variété des rythmes utilisés. Ils mettent en valeur le talent d’Henry Cole qui nous gratifie d’un solo époustouflant par sa polyrythmie !

Certains spectateurs lui reprocheront de se ménager trop volontiers. Nous dirons qu’il a le souci de mettre en valeur le trio qui l’accompagne. Cette conduite n’a pas que des inconvénients. Hans Glawischnig peut ainsi se révéler un remarquable soliste en plus d’être un pilier de la rythmique. Quant à Luis Perdomo, c’est vraiment un leader bis. Pour notre plus grand plaisir, il n’hésite pas à s’exprimer, ce qui nous vaut quelques morceaux de bravoure et aussi de subtils passages, plus sereins et plus intimes. Nous avons eu là un quartette qui, pour la cohésion, le service des uns par les autres et de la musique par tous, n’a rien à envier aux grands quatuors classiques.