Entretien

Miguel Zenon

Maintenant on ne dit plus « écoute, ça sonne latin » : on sait que ça fait partie du jazz

Photo : Gérard Tissier

Avant de littéralement retourner le Moulin à Jazz avec son quartette (trois rappels), le saxophoniste new-yorkais d’origine portoricaine nous a accordé un entretien… en espagnol, l’homme se livrant alors de façon évidente dans sa langue maternelle. Merci à Natalia Bento Rodríguez, chargée de communication à Charlie Free, pour le dépannage de dictaphone !

- Sur votre site internet, vous faites part de vos lectures… vous trouvez le temps de lire en tournée ?
J’essaye toujours de partager mes goûts autres que musicaux, surtout littéraires. Pour moi, lire, c’est aussi m’intéresser au style, à ce qu’il y a derrière l’histoire, notamment dans les romans … un peu comme en jazz : on ne peut raconter de bonnes histoires qu’avec du style ! Après, en tournée, je travaille à de nouveaux thèmes mais je continue aussi à lire. Là, je suis dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau de Oliver Sacks.

Je vois beaucoup la musique comme un langage

- Vous travaillez aussi bien en quartette qu’en big band. Comment ces deux formes interagissent-elles sur votre processus de composition ?
En big band, je cherche d’abord un son d’ensemble mais je laisse aux solistes toute latitude pour proposer des improvisations qui leur appartiennent. Cela dit, c’est en quartette que j’expérimente les nouveaux thèmes, voire certaines séquences d’improvisation. Les projets plus grands sur lesquels je travaille, avec le big band, ont toujours le quartette comme point de départ, parce que c’est plus évident, même si tout ce que je compose pour le quartette ne se retrouve pas forcément en big. Bref, le quartette est une base.

- Et ces extraits d’entretiens inclus sur Identities Are Changeable, votre dernier album ?
Ce sont des bouts d’échanges avec des personnes de la communauté portoricaine de New-York, la plus importante hors de l’île d’origine, sur leur sentiment de déracinement, mais aussi d’attachement à leur patrie d’origine. Pour moi ce n’était pas vraiment un travail sociologique mais bien artistique. Je voulais partir de ces paroles pour développer mes compositions. Je les ai ensuite intégrées au centre de l’enregistrement, un peu comme des solistes. A la base, je voulais apprendre de ces gens, même si finalement ça c’est aussi combiné avec un projet d’écriture théâtrale. C’était d’abord de la curiosité.

- Pour en revenir à votre rapport à l’histoire du jazz, peut-on dire que vous vous inscrivez dans une tradition de jazz latin qui remonterait à Charlie Parker époque « Barbados » ?
Question intéressante que celle du jazz latino-américain : ce qu’ont développé entre autres Charlie Parker ou Dizzy était vraiment novateur mais en même temps c’était un peu limité, surtout en termes d’interaction. Cette interaction, c’était celle entre des musiciens de l’époque du bebop et des musiciens qui venaient de la tradition afro-cubaine. Personnellement, ce qui m’intéresse c’est la balance entre le jazz qui peut venir de l’Amérique latine, qui n’est pas exclusivement afro-cubain, mais aussi vénézuélien, argentin… et le jazz issu de ses foyers comme New-York. Dans tous les cas, les projets de Bird et Dizzy ont changé le jazz, qui est devenu quelque chose de très global et très inclusif, au point que les sons latins sont désormais partout dans cette musique, par exemple chez Herbie Hancock ou Chick Corea… Maintenant on ne dit plus « écoute, ça sonne latin » ; simplement on sait que ça fait partie du jazz. Ce type d’inclusion ne concerne pas que les musiques latines, mais aussi les musiques africaines, asiatiques, européennes… Personnellement je me considère comme un musicien de jazz et, sachant que je suis aussi portoricain, je voudrais que ma musique reflète ces deux choses et je recherche un équilibre entre elles.

- Mais… c’est une forme de schizophrénie ??!!!
Eh oui, jusqu’à un certain point ! La musique latino-américaine est mon premier langage. Le jazz est mon second langage. C’est comme l’anglais. Je vois beaucoup la musique comme un langage. Le jazz est un langage avec ses traditions : il faut l’apprendre. C’est comme vous lorsque vous parlez castillan : il vous faut faire des efforts alors que j’imagine que lorsque vous parlez français c’est beaucoup plus naturel ! Pour ma part, lorsque je parle anglais, je me sens comme une personne différente et il en va de même avec le jazz… mais ça fait tellement longtemps que je joue du jazz que je sens qu’il fait partie de ma personnalité.

Caravana Cultural

- Est-ce que votre projet « Caravana Cultural » s’inscrit dans cette démarche ?
Le propos de « Caravana Cultural » est d’organiser des concerts de jazz gratuits dans des zones rurales de Porto-Rico, particulièrement délaissées en termes d’offre culturelle. On organise aussi des ateliers, des débats… A Porto-Rico, le jazz se concentre surtout dans les zones urbaines, la capitale et ses alentours. Nous, on essaie de développer une envie pour cette musique dans des zones qui n’ont pas cette chance. Chaque concert se concentre sur une figure historique du jazz : Miles Davis, Charlie Parker… , avec l’idée que les gens apprécient la musique mais aussi qu’ils sachent qui étaient ces musiciens, comment cela se passait à l’époque où ils vivaient… Avant le concert, nous organisons une conférence éducative, où nous parlons du musicien dont nous allons aborder le répertoire, qu’il s’agisse aussi de Louis, de Duke… On essaye de faire comprendre plus globalement l’histoire du jazz, de définir ce que c’est que l’improvisation, en discutant de la différence entre l’improvisation en général et l’improvisation en jazz, qui sont deux choses complètement différentes. Comme dans tous les folklores, il y a de l’improvisation dans la culture traditionnelle portoricaine… Alors il m’arrive de jouer une chanson traditionnelle et d’improviser à la façon insulaire, dans un premier temps, pour improviser de façon jazz, dans un second temps, afin que le public comprenne bien la différence entre les deux langages. J’essaye toujours de partir de ce que les gens connaissent pour les amener à quelque chose de différent. Puis nous donnons un concert, avec d’excellents collègues musiciens de New-York… ensuite, nous faisons travailler un thème du répertoire à des gamins d’écoles de musique locales, afin qu’il reste quelque chose de notre passage dans la communauté.

- Cela mériterait un documentaire !
Oui. Étrangement, il y a eu un film réalisé par des étudiants en cinéma qui ne consistait pas uniquement à filmer le concert, il y a deux ans. C’était basé sur la musique de Louis Armstrong mais ça montrait en même temps la mobilisation de la communauté autour de l’évènement, depuis le nettoyage du théâtre jusqu’au rangement, en passant par le concert, la conférence et les ateliers… le film s’appelle « Harmonia » mais ça n’a pas été vraiment diffusé, si ce n’est dans l’île - ce qui est déjà pas mal.

- C’est de l’éducation populaire ! Vous bénéficiez de soutiens pour faire ça ?
A ce jour, nous avons fait cela dix fois… je finance ça avec mes fonds propres mais aussi grâce à des aides et bourses diverses… Il y a aussi la possibilité de récolter des dons… mais dans tous les cas, on ne reçoit pas d’aide du gouvernement, d’autant plus que Porto-Rico traverse actuellement une crise financière très grave et que, hélas, la première chose que l’on sacrifie dans ces cas-là, c’est la culture. L’idée n’est pas d’enseigner la musique mais de s’adresser aux masses populaires via le jazz, afin que les gens se disent qu’il y a d’autres styles de musique que ce qu’ils peuvent entendre au quotidien à la télé ou à la radio. Bien sûr il y a toujours une part d’enseignement musical lorsque je suis avec les jeunes musiciens, mais ce n’est pas l’essentiel…

- Ce projet vous inspire-t-il dans vos propres créations ?
Je dirais que oui. J’ai expérimenté des choses pendant « Caravana Cultural » que je n’avais jamais expérimenté dans d’autres situations parce que la réaction du public est vraiment pure. Le public n’a pas les points de référence d’un auditoire habitué aux concerts de jazz par exemple, et ne va donc pas applaudir au moindre solo… La réaction est alors beaucoup plus, je dirais, réelle. Et ça me fait revenir à ce qu’est vraiment la musique. Quand j’ai commencé, la musique était comme un jeu pour moi et là, je retrouve cette sensation… C’est très important de prendre du plaisir et de faire plaisir ainsi. J’essaie de retrouver cette sensation dans d’autres projets évidemment…

East Coast/West Coast

- Jusque dans le San Francisco Jazz Collective [1] ?
Oui, bien qu’il s’agisse de quelque chose de constamment différent, puisque chaque fois que nous nous retrouvons, environ une fois par an pour une durée limitée, nous essayons de faire quelque chose de nouveau et d’avancer ensemble, d’autant plus que nous n’avons pas vraiment de leader… c’est une démarche démocratique…

- Vous qui vivez à New-York, avez-vous la sensation d’une permanence des différences East Coast/West Coast ?
Honnêtement oui : il y a des différences culturelles entre la population de Californie et celle de New-York et cela se ressent sur les formes du jazz encore aujourd’hui, mais avec le SF Jazz Collective, nous ne sommes pas vraiment californiens, si ce n’est lorsqu’on se retrouve là-bas ! A New-York, il y a plus d’esprit de compétition, je dirais… Certains n’aiment pas, moi ça ne me dérange pas, bien au contraire.

Miguel Zenon Quartet au Moulin à Jazz par Patricia Grivelet

- Pour terminer, un mot sur les projets en cours avec le quartette [2] ?
Nous prévoyons une session d’enregistrement pour le printemps, en nous inspirant de tout le travail que nous effectuons lors de cette tournée européenne, en particulier dans les petits lieux comme ici [3] où nous pouvons développer des idées plus librement que dans des grandes salles… Nous voudrions faire quelque chose de vraiment autochtone, en nous concentrant sur le son que nous pouvons avoir en tant que groupe, pour essayer d’écrire des choses qui nous ressemblent, collectivement et en tant que personnes. Ce soir, nous allons jouer ces nouveaux thèmes, en profitant de l’intimité du lieu pour essayer de nouvelles choses, parce qu’on sait que le public du lieu sera davantage à l’écoute, qu’il y aura davantage de communication avec des gens qui respectent vraiment la musique.

par Laurent Dussutour // Publié le 6 mars 2016

[1Ensemble protéiforme de performeurs/compositeurs réuni trois semaines par an en Californie par SF Jazz, institution « non-profit », dans le but de rendre hommage à de grandes figures de la musique sous forme de créations et d’ateliers pédagogiques… Le SF Jazz Collective inclut actuellement, outre Miguel Zenon : Dave Douglas (trompette) et Joe Lovano (saxo) et a vu passer dans ses rangs Jeff Ballard (batterie) ou Bobby Hutcherson (vibraphone) entre autres !

[2Miguel Zenon (as), Luis Perdomo (p), Hans Glawischnig (b), Henry Cole (dm)

[3Le Moulin à Jazz, Vitrolles (merci à Aurélien Pitavi de nous avoir permis de réaliser cet entretien)