Chronique

Jason Yeager

Unstuck in time. The Kurt Vonnegüt suite.

Jason Yeager (p), Lucas Pino (as, ts, fl), Patrick Laslie (as, ss, ts), Alphonso Horne (tp), Riley Mulherkar (tp), Mike Fahie (tb), Yuhan Su (vib), Danny Weller (b), Jay Sawyer (dm)

Label / Distribution : SunnySide Records

Le pianiste américain Jason Yeager propose une transposition jazzistique de l’œuvre de l’écrivain de science-fiction Kurt Vonnegut. Ce dernier, tendre et féroce satiriste de l’American way of life, pourfendeur de l’Amérique impériale dans ses nouvelles et ses romans, avait d’ailleurs déclaré un jour : « Les historiens du futur nous féliciteront pour rien de moins que notre art du clown et notre jazz ».

Yeager, à la tête d’un orchestre de sept musiciens, réussit le tour de force de rendre palpable les émotions contrastées dont l’écrivain faisait son miel. Par un jeu sur les déséquilibres, un sens du burlesque émane de l’ensemble des compositions. Sur « Blues for Billy Pilgrim », inspiré de « Abattoir 5 », on a la sensation d’être baladé entre plusieurs univers, dont l’un confine à la catastrophe - rugissements musicaux évoquant les bombardements de Dresde en 1945, dont les conséquences désastreuses avaient traumatisé Vonnegut alors qu’il était dans l’armée américaine en Europe.
Le pianiste, enseignant à la Berklee School of Music, disciple de Danilo Pérez, déploie un jeu et des compositions entre sensualité et colère, non sans un humour décapant – « Unk’s Fate » : une « marche martienne » qui tourne en dérision l’impérialisme yankee, ou encore « Blue Fairy Godmother » qui démarre par une évocation dérisoire de « The Star Splangled Banner ».
Si les influences latines sont très présentes dans la musique (notons la présence de l’exigeant et vindicatif poète du sax alto Miguel Zenón sur deux titres), on ne peut que saluer son profond respect pour le répertoire classique du jazz - échos de « It Ain’t Necessarily So », « Invitation » ou « I’m Beginning to See the Light » lors de traits d’orchestre au fil des compositions -, sans négliger quelques propositions anguleuses qui fleurent bon leur Monk. Il lui a fallu dix ans pour écrire l’ensemble de ces morceaux, qui imprégnaient son imaginaire depuis l’adolescence.

L’album est sorti à point nommé pour le centenaire de la naissance de Kurt Vonnegut, en 2022. Une somme artistique assurément, car l’assemblage des instruments est d’une subtilité infinie. L’articulation des vents avec le vibraphone, notamment, est un régal, quand les mouvements de la rythmique relèvent d’une quête de la perfection, sans oublier des solos d’une poésie exacerbée - mention spéciale à la clarinette basse ou à la trompette, nantie d’un léger effet « phaser » qui n’est pas sans donner au son d’ensemble une touche très actuelle, voire un parfum de science-fiction. Un très grand disque de jazz contemporain.