Chronique

Nils Petter Molvær

Er

Nils Petter Molvær (tp, synth, soundscapes, b), Elin Rosseland (voc), Eivind Aarset (g), Rune Arnesen (dm, perc), Knut Sævik (programming), Ingebrikt Flaten (acoustic bass, double bass), Pål “Strangefruit” Nyhus (vinyl chancelling, dm programming, b), Sidsel Endresen (voc)

Label / Distribution : Emarcy / Universal

Nils Petter Molvær est de retour. Après deux albums décevants, celui qui fut souvent considéré comme le chef de fil du « jazz électro » trouve enfin le moyen de se renouveler, huit ans après le choc que constitua Khmer à sa sortie.

Probablement en référence aux initiales d’Elin Rosseland dont la voix éthérée accompagne le seul morceau ne se terminant par « er » (« Only These Things Count »), ce nouvel opus se place sous le signe du Er. Les sept autres titres sont en effet soit des comparatifs anglais : « softer », « darker », « sober », soit des mots se terminant naturellement ainsi : « water », « hover ». Comme si le musicien scandinave voulait transposer en musique la devise olympique : « Plus haut, plus fort, plus loin » à l’image de la pochette et de cet homme dont le saut surplombe la ville. En choisissant le dépassement pour fil conducteur, Molvær revient en définitive à une relative simplicité que certains pourront aussi taxer de frilosité.

Première bonne surprise, donc : on retrouve l’ambiance sombre et cinématographique de Khmer, mais de manière décalée, car une violence sourde y balaie la violence sonore et un tempo plus modéré y remplace le rythme effréné de l’électronique. Mais cet univers doit pouvoir rester virtuel : les images ne doivent pas asservir la musique. Il faut être capable d’imaginer un monde froid et éthéré pour jouir de cette musique. Molvær semblant incapable de s’adapter aux images, il doit se contenter de les suggérer : sa musique est trop plastique et fluctuante pour les fixer. (En témoigne l’effet décevant que produit la B.O. composée pour le film Edy.)

Dans Er en revanche, Molvær imprègne sa musique de la brume qu’on retrouve sur la pochette et sa ville silhouettée. Certains morceaux baignent dans une atmosphère de film noir. Le jazzman s’amuse avec l’imaginaire collectif : depuis Ascenseur pour l’échafaud, polar et trompette sont associés. La prouesse chez Molvær ne se trouve pas dans sa présumée virtuosité mais dans sa pâte sonore, ornée par des effets variés et par un accompagnement électronique ni étouffant ni époustouflant : chez lui, tout est dans la retenue. Sur « Softer », nos oreilles ravies retrouvent son talent mélodique. S’il n’a pas la virtuosité propre au jazz classique ou free, il sait faire planer ses notes, et sa pâte teintée d’effets prend tout au long du morceau différentes couleurs. Molvær sait transformer ses défauts en qualités, eta réussi à trouver ici un juste milieu entre la violence jouissive de Khmer et le pathos assumé des derniers albums.

Il applique en somme la formule classique mais efficace : mélodie + accompagnement, tout simplement. Jamais une note superflue ; il se montre fidèle à la mesure platonicienne du « rien de trop ». Si l’on devait définir sa musique, il faudrait la qualifier d’urbaine, car elle est métallique et s’accompagne d’un paysage sonore évocateur. La force de Molvær, sur « Darker » par exemple, c’est le duel sportif entre l’organique (génétiquement modifié) et la machine (humanisée), la trompette et la programmation, la mélodie et l’accompagnement : un combat désespéré. L’organisme varie sans cesse sa répétition et la machine répète sans cesse sa variation. Et dans toutes les situations, la trompette reste d’un calme olympien, stoïcien, quelle que soit la machine qu’on lui oppose - sauf peut-être dans l’émouvant « Feeder », où elle semble à bout de souffle et trahit son humanité. Les voix qui servent d’accompagnement l’auraient-elles troublée ? Dans la perspective d’un tel duel, ce morceau est le plus réussi en raison notamment de sa conclusion, proche du travail d’un Terje Rypdal, dont Molvær ne récuse pas la filiation. La trompette du Norvégien exécute aussi un superbe exercice a capella sur « Sober », étonnant de sobriété justement, comme un cri sourd dans le désert : l’adversaire loyal est absent, l’électronique se fait discrète pour un temps. L’organique : voilà la véritable nouveauté de cet album, les voix sont présentes en arrière-plan tout au long de ce nouvel opus. Elles sont insérées avec subtilité dans la programmation électronique : sur « Water » la voix est triturée, hachée, trafiquée.

Mais le petit chef-d’œuvre de l’album, on le trouve sur « Only These Things Count » et sa voix pleine de chuchotis, mise en valeur par des arrangements de grande classe. Le morceau s’approche pendant plusieurs mesures du trip hop, pour se clore sur des cuivres à l’unisson abrégeant leur souffle avec pudeur.

En somme, tous les titres suffiraient à décrire la musique, et Molvær nous mâche le travail. Le premier titre par exemple, « Hover », est symptomatique de la révolution de velours que représente Er dans sa discographie. Il traduit avec justesse cette ambiguïté : le verbe en question signifie à la fois « se balancer » et « planer », à la fois « tourner en rond » et « menacer ». Cette polysémie traduit à elle seule toute la richesse mais aussi les limites de l’album : s’il est agréable, on peut regretter l’absence d’une véritable prise de risque. Cependant, lorsqu’un morceau semble tourner en rond, Molvaer balance à nos oreilles menacées un programme ou une de ces notes planantes dont il a le secret, afin de les réveiller de leur « sommeil dogmatique ». Si c’est une révolution, elle est toute en douceur, toute en retenue. Er nous offre des paysages froids, voire frileux, mais rend possible l’évasion et l’ouverture du jazz vers de nouveaux horizons qui ne sont peut-être pas encore assez explorés.