Scènes

E.S.T. et Eivind Aarset au JVC Jazz Festival

Bataclan, 20 octobre 2006. Le jazz nordique présente au public parisien un jeune guitariste prometteur et une grosse machine bien huilée.


Il faut l’avouer, même si l’on n’est pas convaincu par ses derniers albums, EST est une machine, ou plutôt une triade, bien huilée : tout coule bien, peut être même trop. Ces garçons sont parfaits, rasés de très près, sympathiques, doués ; mais leur concert, agréable, fut un « show » pour les yeux plus que pour les oreilles.

Il est toujours fort instructif d’écouter la rumeur se répandre dans les travées d’une salle de concert - surtout quand il s’agit de la venue d’un trio dont on parle beaucoup dans un festival ambitieux. On disait ici et là : « Le plus intéressant, dans l’Esbjörn Svensson Trio, c’est la rythmique » (Magnus Ostrom, batterie, et Dan Berglund, contrebasse).

M. Ostrom © P. Audoux/Vues sur Scènes

Cette remarque amusante n’est pourtant pas dénuée de vérité : Esbjörn Svensson n’est pas aussi virtuose sur scène, aussi impressionnant que son contrebassiste. Ce dernier « casse la baraque », ses solos sont toujours excitants, inventifs. Les effets qu’il utilise ne sont pas des gadgets. Ils apportent un grain singulier aux notes qu’il crée sous nos oreilles (par exemple sur un « Did They Ever Tell Cousteau » surpuissant). A côté de lui, Svensson ne semble qu’un pâle Keith Jarrett. Il est pourtant facile d’attaquer le pianiste suédois ; or, un bon musicien, répétons-le, est aussi quelqu’un qui sait s’entourer. De ce point de vue, Svensson est un artiste intelligent. D’autre part, il sait rester discret et, malgré le succès grandissant du trio, aucun des trois ne semble tirer la couverture à lui - et surtout pas Svensson, moins cabotin que ses deux compères sur scène. Les morceaux s’enchaînent le plus souvent sans que les musiciens cherchent les applaudissements flagorneurs. Enfin, Svensson est plus un mélodiste qu’un improvisateur déroutant. Certaines de ses improvisations sont prenantes, mais il est à son meilleur quand ses mélodies virent à l’obsession (toujours le côté Jarrett).

Sur scène, EST semble avoir compris une chose essentielle pour mettre en valeur ses morceaux : pour que le public goûte les mélodies sucrées-salées dont il a le secret, le trio doit semer des dissonances, du chaos, des expériences. EST en concert est moins sage que sur disque ; cependant, les trois hommes semblent tout maîtriser : le son est parfait, les lumières mettent en valeur toutes les attitudes et donnent du relief aux morceaux du récent Tuesday in Wonderland. Plus qu’à un concert imprévisible, donc vivant, on assiste à un « show » millimétré, agréable sans jamais être mystique : EST est au jazz ce que Steven Spielberg est au cinéma. Comme au cinéma, un concert d’EST repose sur un travail d’équipe, au point que Svensson, au moment des remerciements, confie que le trio est en réalité un quintet : il faut penser aux ingénieurs son et lumière. Ce dernier élément apporte énormément au « spectacle » : on diffuse sur un écran les ombres des musiciens (qui ressemblent alors à de drôles de gargouilles) ou uniquement leurs mains, qui se meuvent sans instrument. L’effet est saisissant et confère à certains morceaux un côté surnaturel. Les ambiances rouge ou bleue suivent avec précision les improvisations, au point qu’on ne sait plus exactement lequel (du trio ou de la création lumière) accompagne l’autre. Tout fonctionne très bien, comme dans un théâtre de marionnettes où les fils n’apparaîtraient plus. Le problème, comme devant toute machine bien huilée, est que si l’on passe un bon moment, on assiste tout de même à un processus qui manque un peu de vie, de surprise ou d’ambition organique.

E. Svensson © J. Knaepen/Vues sur Scènes

Malgré ces reproches, quand EST fait monter la pression, les pieds ne peuvent qu’adhérer, notamment sur un final dantesque : si le trio séduit par ses mélodies, sur scène, il fait du rythme une des ses forces. Il n’hésite pas à le casser, le suspendre - mais aussi, tel un peintre, à en superposer plusieurs couches. S’installe alors un véritable dialogue (ou plutôt « trilogue ») entre ces trois compères, parfois stéréotypé, mais jamais désagréable à entendre et à regarder. A côté de ce phénomène, on oublierait presque la première partie, plus discrète : la majorité des spectateurs (ce qui en dit long sur l’ouverture et la curiosité toutes relatives du public de ce festival) arrive au compte-goutte et en retard. Certains semblent entendre sans vraiment écouter, n’attendent qu’EST, ne parlent (cf. la rumeur ci-dessus) que d’EST.

Pourtant, le trio d’Eivind Aarset (guitariste de Nils Petter Molvaer à la ville) est, à défaut d’être excitant, intéressant et prometteur. Le jeune trio partage des points communs avec EST : ambiance électro et rock, effets à gogo, ambiance nordique, mélange entre expérimentation et mélodies même si, chez Eivind Aarset, la balance penche davantage du côté des expérimentations et de l’électro. Avec ses faux airs de Kurt Cobain, le guitariste développe peu à peu un jeu et un univers très personnel qui rappelle évidemment celui de NPM. Son concert incite à en entendre davantage, à le suivre de près dans ses atmosphères proches de Neil Young sur Dead Man, ou de l’oeuvre des paysagistes sonores rock.

Il reste possible d’envisager EST comme propédeutique au jazz. L’énergie du rock, un côté « stars » travailleuses, des mélodies qui rappellent davantage Radiohead ou Massive Attack que les standards du jazz, peuvent donner envie aux néophytes d’aller plus loin. Cependant, tant que les tarifs resteront aussi élevés, le jazz restera réservé aux initiés : les jeunes continueront de le considérer comme poussiéreux et guindé, et resteront devant la porte d’entrée, recalés.

Eivind Aarset © P. Audoux/Vues sur Scènes