Chronique

Pierre-Michel Sivadier

Si

Pierre-Michel Sivadier (voc, p, comp, arr), Mathieu Gerhardt (g, voc), Rémi Liffran (elb, b), Jean-Yves Roucan (dm, perc) + Bévinda (voc), Awa Timbo (voc), François Rotsztein (g).

Label / Distribution : Ex-Tension

Il faut apprécier les disques – si rares qu’on finit par ne plus les espérer – enregistrés par Pierre-Michel Sivadier. Tant et si bien qu’il est presque vertigineux de constater à quelle vitesse le temps a filé depuis D’amour fou d’amour en 1995 et Rue Francœur en 2005. De longs cycles caractérisant un artiste à l’humeur océanique, un humain en éveil qui a su garder en lui cette part de rêve qui est la marque des poètes, ces êtres différents se faufilant tant bien que mal, pour dire les choses de la vie, dans les interstices d’un quotidien n’offrant au bout du compte qu’un spectacle trop matériel et désincarné.

« C’est déjà du passé, cela va vite, incroyablement vite », dit l’une des nouvelles chansons de ce monsieur pas comme les autres. Et paradoxalement, en cheminant au cœur des textes de Si – un album qui voit le jour comme ses deux prédécesseurs chez Ex-Tension, le label des amis fidèles que sont Stella Vander et Francis Linon – on se dit que d’une certaine façon, le temps s’est arrêté ; ou plutôt qu’il est régi par un mouvement de perpétuel recommencement, au rythme de longues et majestueuses vagues. Parce qu’il faut « Comprendre les marées », sans doute, pour entrer dans l’univers de Pierre-Michel Sivadier. Ce dernier n’est pas un chanteur « engagé » comme on disait autrefois. Pour autant, il n’est pas question pour lui de céder aux sirènes de l’urgence consumériste ni même de se prosterner devant le déferlement numérique qu’il pointe du doigt (« Je suis contre les iMacs et les clics »). Et bien sûr, il y a ce monde troublé et les inquiétudes qu’il suscite, telles ces « pluies à climats déréglés ». Mais chez lui le chant n’est pas un cri de rage. Ici on aime, on rêve, on contemple, on sourit, on partage, on doute, on questionne, on est, on vit, tout simplement. Sans faire la leçon ni se glisser dans le costume trop souvent ridicule du commentateur. Sans niaiserie non plus. Sivadier est un chanteur atmosphérique, avant toute chose.

L’évocation de Stella Vander et Francis Linon ne doit rien au hasard : on sait en effet que Pierre-Michel Sivadier, qui a côtoyé l’univers de Magma et Offering – et donc Christian Vander – est de ces artistes sensibles et d’une sincérité à toute épreuve qui ont compris depuis belle lurette à quel point la part d’enfance du leader de Magma était essentielle dans un processus créatif pourtant très tourmenté. Le batteur ne s’est d’ailleurs pas trompé sur son compte, lui qui l’avait associé au disque John Coltrane l’homme suprême en 2011, un hommage au « père », aux climats musicaux variés dont les accents étaient parfois religieux. Le chanteur avait déposé dans la corbeille un émouvant « Coltrane à l’instant ». Et puis, souvenons-nous que Sivadier avait composé « Innocent », une chanson qui figurait en 1993 sur D’épreuves d’amour, le premier album solo de Stella depuis sa période yéyé moqueuse, celle du « Folklore auvergnat ».

Pierre-Michel Sivadier n’a pas été inactif au cours des années passées. Entre cinéma, théâtre, chanson – notamment aux côtés de la chanteuse franco-portugaise Bévinda, qu’on retrouve sur ce nouveau disque, sans oublier une collaboration à Enfants d’hiver, un disque de Jane Birkin paru en 2008 – et musiques improvisées, sa présence discrète a maintenu le fil entre hier et aujourd’hui. Mais son univers intime et vespéral, atypique aussi, finissait par manquer. Ses confidences, ses petits secrets confiés avec tendresse et complicité, tout cela était resté en suspens depuis plus de treize ans et les voici qui remontent à la surface de nos émotions, avec une désarmante simplicité et cette manière pas comme les autres de chanter et de dire, les deux formes d’expression se mêlant parfois. À bien des points de vue, voilà un musicien compositeur chanteur qui fait figure d’exception.

La parution de Si récompense une attente qui, on l’aura compris, avait fini par ne plus en être une. On y retrouve ce qu’on aime chez Pierre-Michel Sivadier depuis D’amour fou d’amour : cette façon singulière de nous perdre avec lui dans l’imaginaire de ses paysages amoureux, ses déambulations océanes et oniriques, ses évocations du temps qui passe, de l’oubli et du travail de la mémoire, son questionnement sur le sens de la vie. Il s’est entouré d’un groupe compact, dont le jeu souple peut céder la place à une scansion parfois rock (« Romance », « Si »), capable de muer en combo jazz (le bref et seul instrumental « Risques ») ou de s’abandonner au romantisme natif de son leader (« Ils ressemblent à ton cœur »), que celui-ci chante lui-même ou laisse la voix libre à d’autres (Bévinda, Awa Timbo). Pierre-Michel Sivadier prend aussi le risque de deux emprunts, et pas n’importe lesquels : Gainsbourg (« Les Dessous chics ») ou Bashung (étonnante reprise en duo avec Bévinda de « La Nuit je mens ») ; il s’offre une nouvelle version aux intonations crooner de « À la grâce de toi » dont il a signé la musique sur des paroles de Jane Birkin et qui figurait sur Enfants d’hiver.

L’arithmétique de Pierre-Michel Sivadier n’appartenant qu’à lui seul, on se dit qu’il faudra sans doute attendre 2032 ou 2033 pour que Si ait un successeur. Ce sera long, forcément trop long, même s’il nous faut répéter une fois encore que « C’est déjà du passé, cela va vite, incroyablement vite ». Alors on spéculera sur un raccourcissement du délai, tout en plongeant à cœur perdu dans cette nouvelle proposition à forte teneur poétique. Parce que, redisons-le une dernière fois, ce chanteur-là ne ressemble décidément à aucun autre.