Tribune

Riposte graduée, je ne le dirai pas deux fois !

Vincent Frèrebeau (à la tête de l’Union des producteurs phonographiques français indépendants et pdg du label Tôt ou Tard), a répondu aux questions de Maud Philippe-Bert dans Musique Info.


Vincent Frèrebeau (à la tête de l’Union des producteurs phonographiques français indépendants et pdg du label Tôt ou Tard), a répondu aux questions de Maud Philippe-Bert dans Musique Info Hebdo
Je ne lui en veux pas particulièrement, mais comme notre ministre de la culture vient aussi d‘en parler, tout sourire, je me suis mis en tête de réagir et de lui adresser cette lettre ouverte en forme de réponse.

Vincent Frèrebeau dit en préambule : « J’aimerais aussi convaincre ceux qui ne sont pas encore à nos côtés de nous rejoindre au plus vite. Les idées et les ressources de chacun sont nécessaires à l’évolution et aux bons résultats de notre action syndicale. »
J’arrive.
Quelques idées, qui me tiennent à cœur depuis longtemps, vont être exposées plus loin. Il ne s’agit pas d’une vérité, mais d’un éclairage. Il ne s’agit pas d’un postulat, mais d’un questionnement.

Parlant des catégories d’internautes qui téléchargent, il en distingue deux : les ultras, qui passent « leur vie sur les forums à nous pourrir [1], remplissent à les faire exploser leurs disques durs de fichiers piratés », et la majorité, ceux qui « téléchargent parce que c’est possible et qui s’arrêteraient si cela ne l’était plus ».

Son analyse est primaire, mais permet de tirer une leçon.
D’après lui, le nouveau texte sur la « riposte graduée » en cas de téléchargement ne s’adresserait qu’à la seconde catégorie. Soit, ceux qui téléchargent occasionnellement, et ne remplissent pas leurs disques durs de fichiers piratés. Donc, ceux qui ne mettent pas vraiment en péril l’industrie du disque ou du cinéma.
En ce qui concerne ceux qu’il appelle les « ultras », rien à faire. Ils sont trop malins, trop bien équipés et échapperont à tout contrôle. Ils pourront donc continuer à télécharger en masse.
Ce premier point de son discours donne le ton.
Plus loin, il évoque la notion de liberté, posée comme pierre angulaire du débat. En ce qui concerne la liberté d’accès et d’utilisation à l’Internet, je veux bien croire que le repérage systématique de toute connexion pose des problèmes éthiques de liberté, de confidentialité etc. Mais pas seulement en matière de téléchargement. Laissons-là cet aspect des choses.
Nous parlons de la liberté de télécharger et des dispositions envisagées pour l’entraver, qualifiées « liberticides », ce que dénonce Frèrebeau. Je n’irai pas jusqu’à défendre cette conception des choses. La liberté, pour moi, représente des choses bien plus fondamentales que la possibilité de graver un disque sans l‘acheter.
En revanche, et je pense qu’il a là un véritable problème de mauvaise foi et d’amnésie, je ne peux m’empêcher de contester le fondement de la revendication des producteurs de musique et de film.


De quoi parle-t-on ?

Du fait d’écouter ou de regarder une production artistique sans en payer le prix fixé par le producteur. D’aucuns appellent cela du vol, d’autres pourront parler d’accès libre.

Qu’avons-nous fait pendant des années ? Nous auditeurs, spectateurs, artistes et producteurs ? La même chose, en toute connaissance de cause.
Que s’est-il passé ces dernières décennies ? Les petits labels ont été rachetés par les gros, les gros par les très gros. Les mêmes sociétés ont contrôlé les secteurs du matériel (hi-fi, vidéo…) pour écouter et regarder les produits, du support (K7 audio et vidéo, CD vierge…) et du produit (labels, majors, studios…). Pendant des dizaines d’années, il a été possible d’acheter (payer) du matériel pour enregistrer la musique ou les films, d’acheter (payer) des support vierges, de s’abonner à une bibliothèque (payer), ou d’écouter la radio et regarder la télévision en payant la redevance - et les récepteurs ad hoc, (payer) pour enregistrer films et émissions que nous écoutions ou regardions sur nos magnifiques appareils hi-fi ou vidéo (payer encore !). Sans parler de la taxe introduite par Jack Lang sur les supports d’enregistrement vierges, destinée justement à aider le marché du disque (payer).
Personne, pendant des décennies, pour parler de vol puisque nous payions !
J’ai moi-même, grâce à ce dispositif, pu enregistrer sur K7 des centaines et des centaines de disques de jazz que je ne pouvais m’offrir. J’étais donc un « ultra » sans le savoir ?
Les industries du disque s’inquiètent de leurs pertes de chiffre d’affaire. Par rapport à quoi ? Ne confond-on pas « faire moins de bénéfices » et perdre de l’argent ? Ne se pose-t-on pas la question de savoir pourquoi et comment les ventes de disques ont chuté ? Ne se pose-t-on jamais la question de savoir pourquoi les disques nouveaux sortent à un rythme de plus en plus effréné ?
Enfin, posons-nous la question de la qualité. LA question de la qualité…
Je ne peux m’empêcher de penser que le piratage de masse concerne uniquement les disques promus à grand renfort de publicité, et que ceux-là, dans leur grande majorité, sont médiocres. La même musique depuis quinze ans. La même musique insipide depuis 15 ans. Et tout tourne autour de ce système : télévision (Star’Ac, Nouvelle Star et compagnie, publicités réservées aux grosses sociétés, couverture médiatique en boucle sur une dizaine de disques par mois seulement, toujours les mêmes…), radio (omniprésence de la même playlist sur la quasi totalité des fréquences), presse non spécialisée (quelques articles sur les disques vus à la télévision), etc…

Or, que dit Vincent Frèrebeau à ce sujet ? « On ne met plus la radio dans le but unique de couvrir le bruit du moteur. On attend d’elle de l’audace et de la prescription. S’il s’agit d’écouter ce qu’on connaît déjà, il y a le baladeur MP3… » Je n’aurais pas mieux dit.
Alors, ça brasse des millions, ça vend des millions (principalement dans les supermarchés), ça se mord la queue et quand ça fait mal, ça cherche un coupable ! Aïe !
La malheureux citoyen lambda qui peine à se payer un CD à 20 euros et le trouve gratuitement sur l’Internet, voilà LE responsable. C’est lui et lui seul qui coule, par sa force de frappe numérique, toute l’industrie du disque et du cinéma. Lui qui, ayant téléchargé 50 titres sur son baladeur MP3, opère le casse du siècle.

Bien sûr, aucun de ces grands patrons ne parle de la somme astronomique de bénéfices engrangés par la vente mondiale de matériel : CD vierges, lecteurs MP3 ou MP4, casques audios, écrans plasma, etc… ni de leur participation dans les groupes multimédia (presse, portails Internet, radio, télévision) qui poussent à la consommation. Et la musique sur les téléphones portables ? Les idées lucratives fleurissent. Ainsi, l’argent volé par la porte rentrerait par la fenêtre ? Qui s’en plaindrait ?

Plus loin, le nouveau président a cette phrase : « Il y a une confusion dans la tête des gens, c’est interdit, mais on laisse faire. » Comble de l’hypocrisie. Interdit ? Vraiment ? Par qui ? Quand ? Comme je viens de le dire, si c’était vraiment interdit, on ne trouverait pas le matériel nécessaire pour télécharger dans les magasins (payer !). On ne serait pas constamment sollicité par tel ou tel fournisseur d’accès Internet (re-payer) dont les arguments principaux sont : téléchargement illimité et vidéo à la demande !
A ce propos d’ailleurs, Vincent Frèrebeau n’en pense pas moins : « La plupart des producteurs indépendants ne sont pas très sereins face à ce type d’offre. La position dominante des multinationales et la puissance des opérateurs de réseaux ou de nouvelles technologies peuvent nous faire craindre le pire en termes d’accès au marché. » Ah bon ? Ce ne sont pas les pirates qui vous tuent ? On se moque de nous. En fait, on nous prend pour des cons.

S’il y a une crise de l’industrie du disque et du cinéma (et, encore une fois, il ne s’agit que d’un retour à un niveau de ventes moins important, celui d’avant les grandes fusions et l’explosion des ventes dues à l’arrivée du CD et du DVD [2] Elle est surtout le fait de la crise générale qui secoue la planète. Oui, vous vendez moins de disques. Mais rassurez-vous, ce sera de pire en pire. Internaute pirate ou pas, lorsqu’il faut choisir entre remplir le frigo et le réservoir ou claquer 20 euros pour la dernière saillie d’un authentique multi-millionnaire, je ne pense pas que cela plonge le consommateur dans un abîme de réflexion.

Pourtant, il reste un problème : les producteurs indépendants. Vincent Frèrebeau est le président de leur syndicat. Bien entendu, ces producteurs sont fragiles - puisque indépendants. Souvent engagés, souvent sur la brèche. Leurs musiques sont bien plus intéressantes et, hélas !, bien moins diffusées. Or, ils subissent une pression énorme pour échapper au diktat exorbitant des distributeurs (ceux qui, entre le label et le magasin, approvisionnent les rayons) et se battent pour que la presse parle de leurs disques. C’est bien. C’est leur choix, leur vie. Personne ne les force à le faire. Aujourd’hui on interdit la pêche au thon rouge. Que devient le pêcheur de thon ? Que deviennent les restaurants de sushis ?
Il faut donc que ces labels s’organisent autrement. Certains le font déjà. Le numérique est un atout formidable. Dans le cas des musiques discrètes, soutenues par les indépendants, le piratage est faible. Ce sont des secteurs qui ont toujours été fragiles. Les ventes n’ont jamais atteint des volumes énormes, ni avant ni après le téléchargement. Encore une fois, on se trompe de cible.
Ceux qui ont du flair sauront contourner les obstacles. Ils vendront directement les supports physiques par correspondance sur Internet (moins de 10 euros), vendront les albums dématérialisés (quelques euros) et les disques lors des concerts (10 euros) et surtout - surtout - ne publieront que des disques nécessaires. Des bons. Ceux qui ont un sens. Ceux qui sont le fruit d’un travail de création, d’enregistrement pointu. Ceux qui justifient leur existence de label indépendant. Ceux qui ne trompent jamais les auditeurs, qui l’achèteront par milliers. Le public ne se trompe pas. D’ailleurs, il télécharge peut-être mais se rend beaucoup aux concerts. Le spectacle vivant ne remplace pas le disque. Dans le cas des musiques indépendantes, c’est souvent le bouche-à-oreille, via le téléchargement, qui permet de grossir les rangs des spectateurs. Et les artistes le savent. Les musiciens sont des auditeurs comme les autres, qui téléchargent autant. D’ailleurs, le silence des artistes au sujet du téléchargement est assez singulier. [3] Comme le remarque amèrement Frèrebeau : « Il serait bon que les artistes se bougent un peu également. »

En conclusion, en ce qui concerne la défense des artistes, nous sommes bien d’accord sur l’essentiel : qualité et diffusion. Et nous sommes nombreux à le faire. Citizen Jazz est, sur ce secteur, largement en avance. Défense des petits producteurs, défense des artistes, défense du spectacle vivant… tout ça gratuitement, qui dit mieux !
Mais cette nouvelle loi est stupide.
Elle l’est d’autant plus qu’elle est quasi inapplicable. Qui va envoyer des mails et des lettres recommandées ? Combien de millions de lettres cela représentet-t-il ? Comment distinguer entre téléchargement illégal et légal ? Quid des sites qui proposent des enregistrements live (non produits et non publiés) (Dimeadozen, par exemple). Que dire des milliers de disques épuisés, jamais réédités, introuvables ailleurs que sur l’Internet ?
Elle l’est aussi parce qu’elle ne règle rien : cela ne sauvera pas l’industrie du disque, qui ne veut ni changer de modèle économique ni renoncer à ses super-bénéfices. Cela ne profitera pas aux artistes qui ; soit touchent déjà des millions car ils sont « télévisuels », soit survivent en se produisant dans les rares festivals qui reçoivent encore les quelques subsides qui ont échappé aux coupes budgétaires du secteur culturel. Cela n’empêchera pas le téléchargement, qui saura, lui, s’adapter techniquement pour contourner les obstacles.
Cette loi servira surtout de prétexte pour banaliser la surveillance des internautes, de leurs connexions et du contenu de leurs disques durs. On nous exposera au journal de 20h quelques pirates « pris la main dans le sac » pour l’exemple et ils seront privés de dessert.
Bref, une loi aussi stupide qu’inutile.

Monsieur Frèrebeau, ne vous trompez pas de cible. Comme vous le dites en conclusion de votre entretien : « Le milieu de la musique doit jouer l’unité face à une argumentation qui frôle souvent le populisme ».
Personne n’a intérêt à tuer les producteurs indépendants. Personne ne le souhaite. Mais il y a tant d’autres moyens de partager notre passion commune que de tirer à vue !

par Matthieu Jouan // Publié le 23 juin 2008

[1les producteurs, ndlr

[2rappelons quand même les bénéfices hallucinants réalisés par les producteurs lors de la réédition dans les nouveaux formats numériques de tous les disques vinyle et VHS que tout le monde avait déjà.

[3A contrario, à lire la liste des 52 signataires pour l’application de cette loi, on a du mal à croire que leur survie artistique soit liée au nombre de téléchargements illégaux ! Jugez-en : Etienne Daho, Christophe Maé, Kery James, Sinik, Francis Cabrel, Patrick Bruel, Jean-Jacques Goldman, Jenifer, Stanislas, Raphaël, M Pokora, Keren Ann, Thomas Dutronc, Eddy Mitchell, Isabelle Boulay, Maxime Le Forestier, Martin Solveig, Marc Lavoine, Calogero, Gérard Darmon, Pascal Obispo, Jacob Devarrieux, Elie Seimoun, Alain Bashung, Bernard Lavilliers, Rachid Taha, Bob Sinclar, Psy4delarime, Abd Al Malik, Anis, André Manoukian, Charles Aznavour, Alain Souchon, Mademoiselle K, Soprano, Arthur H, BB Brunes, Liane Foly, Emmanuelle Seigner, Ridan, Renan Luce, Zita Swoon, Johnny Hallyday, Empyr, Kenza Farah, Shine, Camaro, Diam’s, Renaud, Romane Cerda, Cali et la Grande Sophie.