Entretien

Rokia Traoré

Rokia Traoré était invitée à l’European Jazz Conference pour parler de la situation culturelle au Mali

Photo © Raphaël Benoit

Le 22 septembre dernier, Rokia Traoré était invitée à l’European Jazz Conference à Ljubljana, en Slovénie, pour parler de la situation culturelle en Afrique, et particulièrement au Mali, où la diffusion de l’art est presque inexistante. Ce fût l’occasion de rencontrer cette grande artiste, entièrement dévouée à une cause qui non seulement imprègne son œuvre, mais désormais dépasse le cadre de celle-ci.

Rokia Traore par Patrick Audoux

Depuis plus de vingt ans, Rokia Traoré porte sa voix au-delà des frontières du Mali qui l’a vu naître, et multiplie les collaborations au gré des rencontres et des inspirations qu’elles insufflent, se créant un style personnel qu’elle a puisé dans la musique traditionnelle malienne, le rock, la pop et le jazz. Artiste résolument engagée, elle crée en 2009 la Fondation Passerelle à Bamako, pour permettre aux Maliens de bénéficier de structures pour l’apprentissage, la diffusion, les rencontres et tout simplement l’expression artistique, dans un pays ou la culture n’existe pas dans la sphère économique. Malgré un contexte politique des plus compliqués, elle a décidé de revenir s’installer à Bamako afin de lutter plus efficacement pour un développement des différentes formes de diffusion et de transmission de l’art en Afrique, pour les Africains.

Les jeunes rêvent de partir en Occident, ils sont déçus de l’Afrique

« La réalité est que des artistes africains, pour bénéficier de réels moyens d’expression et de diffusion, doivent quitter le continent. Il en résulte que les gens là-bas n’ont pas accès, ou très peu à leur propre culture. Le meilleur de l’art africain est pour l’étranger, c’est une réalité que peu de gens mesurent. »
Voilà l’axe de travail principal de la fondation Passerelle : proposer de réelles conditions de travail aux artistes, et permettre ainsi aux Africains de connaitre ce que leur pays compte de musiciens, plasticiens, danseurs, écrivains d’aujourd’hui et dont ils n’ont aucune idée.
« Les jeunes rêvent de partir en Occident, ils sont déçus de l’Afrique et n’y voient absolument rien dont ils pourraient être fiers, la culture leur offrirait une éducation qui leur fait aujourd’hui défaut. Il n’y a pas d’économie dédiée à la diffusion de l’art en Afrique, comme c’est le cas en Europe par exemple. Et c’est la religion qui a pris cette place vacante : les jeunes vont à la mosquée. »

Pourtant, la chanteuse n’oppose pas la religion à la culture ; elle y voit deux choses complémentaires, et même similaires à bien des égards.
« Les deux ont la même fonction, de nous projeter, de rêver, de ne pas tout axer sur nous, de croire en quelque chose de plus grand que nous, pour alléger la vie et le quotidien. Que ce soit d’assister à une pièce de théâtre qui nous redonne de l’espoir, ou de découvrir une musique qui nous fait du bien… La religion fait la même chose, différemment, car sans que ce soit le même principe, le résultat final est le même. Ce n’est donc pas incompatible, au contraire, car je pense que l’un équilibre l’autre. Sauf que pour les extrémistes, ce que la culture peut équilibrer dans la religion n’est pas intéressant. Voilà où il est dangereux que la religion prenne toute la place. »

La situation est récente et traduit selon elle une forme de régression. Il y a encore vingt ans, la conscience de la nécessité de conserver un héritage commun après plus d’un siècle de colonisation était très ancrée dans l’esprit des Africains.
« Les gens sont dans une grande inculture désormais, et c’est allé très vite. A l’époque de mes grands-parents et même de mes parents, on faisait la part des choses entre ce qui venait de la colonisation et ce qu’on savait de nous-mêmes. Si les jeunes ne croient pas en leur propre identité, c’est surtout parce qu’ils ne savent même pas quelle est cette identité. »

© Tina Ramujkic

Rokia Traoré se consacre pleinement à sa fondation et met beaucoup d’énergie à retrouver cet équilibre perdu. De sa situation de chanteuse reconnue internationalement est rapidement née cette prise de conscience, qui s’est imposée à elle très tôt.
« J’ai commencé la musique en saisissant des opportunités, et après mon premier album, je retournais faire mes études, n’ayant pas conscience que j’étais en train de commencer une carrière. Au lieu de me demander jusqu’où tout ceci irait, j’ai très vite réalisé que la vraie question était de savoir quoi en faire. »

Quand on fait de la musique africaine, on n’est jamais très loin du jazz

C’est donc assez rapidement qu’elle a réinvesti ses premières royalties ainsi que les recettes de ses concerts pour développer des outils permettant aux artistes de travailler, de se réunir, mais aussi de transmettre leurs différentes disciplines aux plus jeunes, de plus en plus nombreux à s’adresser à elle en ce sens.
« J’ai découvert que je devenais un modèle pour les plus jeunes. J’en ai d’abord été déstabilisée. Souvent, les autres vous font prendre conscience avant vous-même de ce que vous représentez et vous réalisez alors que vous pouvez peut-être faire quelque chose. Pour moi ce fut, bien plus qu’un choix, une nécessité qui s’est imposée à moi. »

Au fil des années, franchissant les frontières territoriales et musicales, la chanteuse s’est créé un univers singulier, dans lequel le jazz n’est jamais loin. Après avoir collaboré avec Erik Truffaz, elle a repris « Strange Fruit » de Billie Holiday dans son dernier album.
« L’histoire du jazz est très liée au continent africain, donc quand on fait de la musique africaine, on n’est jamais très loin du jazz. J’écoute beaucoup cette musique et collabore souvent avec des musiciens qui en sont issus. Quant à Billie Holiday, c’est une grande artiste, sa version de « Strange Fruit » est à mon avis une des plus belles, et cette chanson est malheureusement encore actuelle. Je ne suis pas du tout dans le complexe ou la victimisation par rapport à la couleur de ma peau ou au continent africain, mais les faits sont ce qu’il sont : la couleur noire est très abîmée par l’esclavage et la colonisation et si l’un a été reconnu comme crime contre l’humanité, l’autre tarde à l’être, et il faudra un jour m’expliquer quelle est la différence. »