Tribune

Belgique : un boentje pour le jazz

Un tour d’horizon sur les reliefs jazz au plat pays


Namur ©Catherine Charles

La Belgique n’existe pas. La formule a quelque chose à voir avec l’identité belge. En Belgique, on est d’abord d’une ville, d’un village, d’une province ou d’une région. Si la frontière linguistique qui divise Wallons et Flamands apparaît comme un non-problème pour beaucoup d’habitants, elle peut encore générer des tensions dans certaines communes du pays. Et puis il y a l’exception bruxelloise, un lieu privilégié qui forme un point de rencontre entre l’Europe latine et le nord de l’Europe, et où toute idée de nationalisme se dissout. Enclavée dans le Brabant flamand, la ville compte 120 nationalités différentes, dont 20% ne parlent aucune des langues nationales. La Belgique, c’est donc 11 millions d’habitants qui se partagent un territoire de 30 000 km2 au sein duquel les notions d’identité, de culture, de langue, et parfois même de nation, ne font pas consensus. Seuls des évènements comme le sport – foot en tête – ou la culture, ont le pouvoir de rallier les habitants du pays derrière l’idée d’une nation. Dans ce vivier multiculturel, le jazz a rapidement trouvé son écrin. À tel point que l’Histoire même du jazz a ses quartiers en Belgique. Le pays du surréalisme, qui a vu naître le saxophone et Django Reinhardt, a également vu le premier article de presse au monde consacré au jazz, le premier enregistrement de be-bop en Europe et les premiers festivals. Rien que ça ? Oui mais non.

L’introduction du jazz en Belgique au début du XXe siècle est corollaire des premiers orchestres de ragtime, eux-mêmes issus des Minstrels, tristes reflets d’une réalité coloniale porteuse d’un divertissement tenant plus d’un certain folklore que de musique. C’est l’arrivée des Mitchell’s Jazz Kings à Bruxelles, en 1920, qui place habituellement le marqueur des premiers vrais pas du jazz sur le plat pays, parce que l’influence que le groupe exerce sur les musiciens d’alors est considérable. On doit aussi les premiers jalons du jazz en Belgique à d’authentiques défricheurs. Ainsi l’écrivain et homme de jazz Robert Goffin, ami de Louis Armstrong, publie dès 1922 le premier article au monde consacré au jazz, intitulé « Jazz Band », pour la revue Le Disque Vert, ainsi que le premier livre sur le jazz « Aux frontières du jazz », en 1932. Le producteur Félix Faecq crée quant à lui dès 1924 la première revue traitant du jazz, Music Magazine (qui deviendra tout simplement Music). Il est aussi à l’origine du premier concert de jazz en Belgique, en 1926, avec le Waikiki Jazz Band et le Bistrouille Amateur Dance Orchestra. Et en 1927, il organise le premier enregistrement de jazz belge, à Londres, avec Charles Remue et ses New Stompers.

Charles Remue & his New Stompers Orchestra (1927)

Interdit sous l’occupation, le jazz belge résiste et avance en terrain miné, davantage dans l’ambiguïté que dans la clandestinité. Les musiciens de l’époque rivalisent d’inventivité pour contourner les interdictions [1] et les utiliser. Par exemple, face à l’impossibilité d’importer la musique d’outre-Atlantique, un musicien européen comme Django Reinhardt se voit souvent invité à jouer en Belgique. Qu’un guitariste tzigane se produise sur les scènes et les ondes de zones occupées est assez révélateur : le jazz a su perdurer jusqu’au cœur d’un système hostile et qu’il remettait en cause par sa seule présence. Les années d’après-guerre voient l’arrivée de noms incontournables comme Bobby Jaspar, Jacques Pelzer, ou Pierre Robert. Ils forment les Bob-Shots, le premier groupe belge à enregistrer un morceau de be-bop « Oop-bop-sh’-bam » de Dizzie Gillespie.

Outre son aspect avant-gardiste, l’autre caractéristique du jazz en Belgique est qu’il repose depuis toujours sur deux axes distincts. D’un côté les exilés, comme Toots Thielemans, Bobby Jaspar [2] , René Thomas et Francy Boland, et de l’autre les semi-professionnels restés au pays, dont Jacques Pelzer est le plus illustre représentant. Au cours des difficiles années 50 et 60, Pelzer tiendra la boutique du jazz belge comme celle de sa pharmacie liégeoise. On ne compte plus les anecdotes autour de sa longue et indéfectible amitié avec Chet Baker, dont la pharmacie tient lieu de décor. Amitié née d’un autre évènement historique, puisque la rencontre entre les deux musiciens a lieu lors du premier festival de jazz en plein air d’Europe, en 1959 à Comblain-la-Tour. C’est aussi la période de l’expansion des clubs de jazz. La situation est paradoxale, dans un contexte aussi hostile que celui de ces années, où la rupture entre le jazz et le grand public, amorcée dès l’avènement du be-bop, est consommée avec l’arrivée du free-jazz. On se l’imagine mal aujourd’hui, mais en réalité l’idée d’un festival en plein air à l’époque révèle au contraire l’agonie d’une musique qui se voit parquée dans des réserves à l’attention d’un public composé d’irréductibles, et en marge d’une culture populaire qui occupe désormais tout le terrain.

Affiche de la première édition du festival de Comblain-la-Tour (1959)

La Flandre est depuis toujours la région belge la plus réceptive au free-jazz. Des musiciens très actifs comme le pianiste et organiste anversois Fred van Hove posent les premiers jalons du genre, non sans difficultés. La tentative d’un festival exclusivement dédié au free à Liège en 1969 ne verra jamais de seconde édition, contrairement au Jazz Middelheim, créé la même année par Elias Gistelinck. Mais ce que le free-jazz apporte de crucial en dehors de sa valeur artistique proprement dite, c’est une première nette émancipation à l’égard des États-Unis. Désormais, les références ne sont plus outre-Atlantique, elles sont européennes. Le free-jazz en Europe suit sa propre route, et ses figures de proue s’appellent Peter Brötzmann, Han Bennink, Misha Mengelberg ou… Fred Van Hove.

Fred Van Hove - The Complete Vogel Recordings (1972/74)

D’autres mouvements comme le jazz-rock ou la fusion participent de l’identité du jazz en Belgique, et révèlent une autre forme d’émancipation, celle à l’égard des grandes maisons de disques. Des expatriés adoubés par C.B.S ou W.E.A comme Marc Moulin et surtout Philip Catherine sont rares, et eux-mêmes affirment leur désir d’indépendance. Symbole des musiciens qui souhaitent prendre en charge la diffusion de leur musique, le label LDH découle de l’association bruxelloise les Lundis d’Hortense en 1981. On peut aussi citer les labels Walrus, Crammed Disc, Les Disques du Crépuscule… Mais c’est Igloo Records, fondé dès 1977, qui va occuper une place de choix, avec un catalogue des plus diversifiés (électronique, free-jazz, jazz-rock…) [3]. C’est aussi l’époque où le jazz s’invite aux Conservatoires des grandes villes du pays, d’abord à Liège en 1979 à l’initiative de Henri Pousseur. Les principaux acteurs de ce développement académique se nomment Steve Houben, Michel Herr, Guy Cabay, Bruno Castellucci et bien entendu Jacques Pelzer. L’Américain Garrett List, décédé en décembre 2019 à Liège, avait traversé l’Atlantique à la demande de Henri Pousseur pour prendre en charge une classe d’improvisation. Il a formé des dizaines de musiciens dont Adrien Lambinet, Johan Dupont, Manu Louis, Antoine Dawans, etc.

Une floraison d’artistes et de création jaillie en effet de ce terreau universitaire. David Linx, artiste multiforme, poursuit une carrière internationale et enseigne à son tour au Conservatoire royal de Bruxelles. Entre tradition et explorations, des pianistes comme Ivan Paduart, Diederik Wissels et Nathalie Loriers approfondissent un jazz plus traditionnel tandis que naissent des groupes protéiformes comme Octurn, Nasa Na, KD’s Basement Party, Greetings From Mercury, qui associent des influences urbaines comme le hip-hop à des polyrythmies chères à Steve Coleman. Parmi cette mouvance, Aka Moon se distingue en poussant l’exploration aux confins de la world-music, incorporant des influences africaines ou indiennes. Les big-bands témoignent de la même diversité d’approche, que ce soit avec le Brussels Jazz Orchestra à l’impressionnant palmarès ou avec le plus récent et explosif MikMâäk.

Fabrizio Cassol et Stéphane Galland d’Aka Moon ©Laurent Poiget

C’est ainsi que se dessinent les années 2000 : l’ère de la mixité musicale, où les frontières entre les genres vont devenir de plus en plus ténues. Le classique, le jazz, la world-music, le rock, le rap, l’électro, le metal, tout ceci interagit désormais. Cette diversité est d’autant plus marquante en Belgique, où se côtoient tant de richesses sur un territoire restreint, que Bruxelles synthétise. Côté labels, la liste est impressionnante, et le fonctionnement des labels indépendants a fait des émules. Aux côtés de labels participatifs comme Hypnote Records, fondé par le contrebassiste Giuseppe Millaci avec le pianiste Amaury Faye, compagnon sur scène et collaborateur du label pour la France, Igloo maintien le flambeau et a acquis une solide réputation. La Flandre confirme son goût de l’expérimentation, l’exemple frappant est la ville de Gand, où il ne se passe pas tout à fait rien, puisqu’on y trouve le label El Negocito Records, son club de jazz et son festival Citadelic, le label Sdban Records mais aussi des collectifs de musiciens qui produisent leurs albums et leurs concerts, comme CiCliC Records, un projet de l’association MahaWorks qui tisse des liens avec The Art Ensemble Of Brussels.

L’avènement du numérique et le rôle d’internet en particulier ont redessiné le paysage musical sur pas mal de plans (production, distribution, communication, diffusion, collaboration, etc.). Mais l’autre particularité plus réjouissante de ce début de siècle est le nombre croissant de figures féminines sur la scène jazz en général, où la Belgique là encore est devancière. Au cours du siècle dernier, on peut citer parmi les rares musiciennes la chanteuse bruxelloise Martha Love et son Orchestre du Kursaal d’Ostende, la guitariste Bernadette Mottard, qui laissera un disque First Move : The Weirdo’s Dance, la pianiste-chanteuse Marie-Sophie Talbot ou la batteuse Micheline Pelzer, fille de Jacques Pelzer [4]. Si aujourd’hui on est encore loin d’une parité en phase avec les natalités, la scène jazz en Belgique voit apparaître de plus en plus de musiciennes prometteuses ou confirmées, comme la tromboniste Nabou Claerhout, la contrebassiste Trui Amerlinck, la saxophoniste Anne Gennen, la chanteuse Lynn Cassiers, la chanteuse Barbara Wiernik, la pianiste Eve Beuvens, la multi-instrumentiste Esinam Dogbatse, ou encore la performeuse, batteuse, chanteuse Lazara Rosell Albear, pour ne citer qu’elles. Gageons qu’il ne s’agisse que d’un début.

Lynn Cassiers ©Laurent Orseau

Au gré des époques et des conjonctures, les artistes belges n’ont jamais cessé de s’adapter et de créer. On retrouve aujourd’hui comme hier celles et ceux qui se sont implantés dans le pays, comme Igor Genehot, Mélanie de Biasio, Félix Zurstrassen, ou Greg Houben, mais aussi les exilés, comme Robin Verheyen [5], installé à New York, la chanteuse Sophie Tassignon, une des voix les plus originales de la décennie qui poursuit sa carrière en Allemagne, le jeune prodige Bram De Looze à Brooklyn, ou encore la chanteuse Marie Daulne, leader de Zap Mama, installée à New-York. Les courants sont toujours motivés d’un côté par les adeptes d’un jazz qui aurait trouvé sa définition et de l’autre les argonautes qu’un désir d’exploration chatouille.

La Belgique a goûté au jazz comme un saphir parcourt le vinyle, dans le mouvement discontinu d’une longue histoire, riche de belles surprises et en perpétuel commencement. C’est aussi celle du jazz, que la Belgique a compris sans doute un peu avant tout le monde.

par Raphaël Benoit // Publié le 19 juillet 2020

[1Le jazz demeure toléré par endroits (c’est le cas pour le nord de la France et la Belgique), mais sous certaines conditions : pas de musiciens juifs, ni d’anglais, et pas de répertoire afro-américain. Interdiction également d’utiliser des effets « hot », ou des notes « courbées ». Mais dans les faits, les autorités allemandes sont bien incapables de déceler un effet « hot » d’un autre effet. Le problème du répertoire est contourné non sans culot : un titre comme « Lady Be Good » devient « Les Bigoudis », et « Limehouse Blues » devient « La Blouse de la Maison de Lime ».

[2Aux USA, Bobby Jaspar remplace pendant 6 semaines Sonny Rollins dans le quintet de Miles Davis, en 1957. La même année, il figure sur Interplay For 2 Trumpets and 2 Tenors, un disque où il croise le fer avec John Coltrane. Il collabore avec Jay Jay Johnson, Bill Evans, Elvin Jones et beaucoup d’autres. Il meurt à New York en 1963 d’une crise cardiaque, alors âgé de 37 ans.

[3Le label reprendra d’ailleurs plus tard dans son catalogue les neuf disques parus chez LDH au début des années 80.

[4Elle est à l’initiative en 1982 d’un trio 100% féminin, Ladies First, avec la guitariste Marie-Ange Martin et la bassiste Hélène Labarrière.

[5Il a notamment fondé Taxi Wars avec Tom Barman (le chanteur de dEUS).