Chronique

Stéphan Oliva

Les liens du sang

Label / Distribution : Cristal Records

Le pianiste Stephan Oliva a écrit une musique qui rend fidèlement compte de la sombre beauté de cette histoire pleine de bruit et de violence, d’amour aussi. La réussite de ce projet provient de la juste adéquation entre le climat musical de la bande-son et la reconstitution historique de cette chronique d’une France ordinaire, provinciale, familiale, à la fin des années soixante-dix.

Apparaît très vite un thème récurrent dont la signature s’impose pour qui connaît la manière de Stephan Oliva et sa sensibilité : il a parfaitement rendu le caractère tourmenté, solitaire et mélancolique de François, personnage joué sobrement par Guillaume Canet, acteur dont le jeu gomme beaucoup d’effets : il devient attachant parce qu’il peut nous ressembler. C’est un homme jeune qui a choisi d’être flic, et qui est apprécié de ses supérieurs car il fait bien son travail alors que son frère aîné (un François Cluzet baroque, chevelu et moustachu), son héros, est un truand qui vit selon la loi du milieu et un code particulier de l’honneur. Sans avoir l’intransigeance austère du Gus(tave) Minda (le héros du Deuxième souffle de Melville), Gaby a la flamboyance de ces mauvais garçons des films des années trente. Ce qui relie les deux frères, ce sont justement les liens du sang, les seuls qui comptent peut-être, mais qui entravent à jamais. Car tous deux sont vite piégés par leur histoire commune, leur mode de vie, et entraînés vers leur destin, inexorablement.

Stephan Oliva crée, à partir de ses émotions de spectateur, un travail de haute précision, en phase avec le film : c’est une écriture construite, un peu ingrate car très fragmentée : au lieu d’œuvrer sur une certaine lenteur, à son habitude il adopte ici une pratique de découpage, spécifique au cinéma. Et outre, il a profité d’une formidable liberté de recherche : rien n’est véritablement imposé au groupe, qui n’est pas soumise aux codes du jazz.

La juxtaposition de petits fragments s’intègre dans la continuité des images ; certains thèmes, récurrents, correspondent à l’apparition de caractères précis, à des scènes de tension, de colère entre les deux frères. Oliva s’est d’ailleurs aventuré dans l’univers de la musique dominante des seventies avec un thème rock pour Gaby. L’instrumentation utilise intelligemment la guitare saturée, la basse électrique, le Fender Rhodes qu’affectionne tout particulièrement le pianiste et une batterie réglée du plus bel effet avec un raffinement dans les roulements, les crépitements). Cette immersion dans un son un peu sale, est de surcroît soulignée par le choix pertinent de certains tubes de l’époque comme le « Cinnamon Girl » de Neil Young, joué avec le Crazy Horse, composition que François (Guillaume Canet) s’entraîne à jouer à la guitare.

La musique seule se fraie son propre chemin et reconstitue l’intrigue, car le compositeur a intégré la dramaturgie du film. Il avoue qu’il est comme une marionnette animée par les personnages et le déroulement de l’action. On peut donc écouter l’album seul sans être lésé, et on pourrait imaginer une lecture en concert, en liant et défragmentant ces petits extraits ; sans compter que certains thèmes s’imposent vite à la mémoire et à l’émotion auditive, devenant leitmotif, ou ritournelle. C’est cette couleur sombre, nostalgique, inhérente à l’univers du pianiste, qui fait le prix de cette musique. De même qu’il revoyait à sa façon le thème de Taxi Driver dans le très beau Ghosts of Bernard Hermann, en colorant ce thème plutôt jazzy d’une teinte plus angoissante et désespérée.

Cet univers introspectif qui n’appartient qu’à lui, Oliva arrive à nous le faire partager dans ces récurrences au piano seul, dans ces duos et trios soutenus par la fragilité des soufflants. L’énergie ne manque pas, cependant, pour certaines scènes particulièrement fulgurantes rendues par le sextette, qui a un vrai son de groupe. C’est encore une histoire de famille. Car Stephan Oliva est un musicien sensible aux affinités électives. Ayant déjà réalisé la musique du film précédent de Jacques Maillot, Froid comme l’été (absolument bouleversant), il était naturel qu’il continue l’aventure et illustre la musique de ce nouveau projet. Entouré de complices comme le clarinettiste Jean-Marc Foltz (Trio de Soffio di Scelsi, quintette de l’Itinéraire imaginaire), et le contrebassiste Sébastien Boisseau (Echoes of Spring, chronique à venir), il s’est engagé avec des musiciens de la scène belge comme le talentueux saxophoniste Jeroen Van Herzoele, découvert entre autres dans « Greetings from Mercury », le batteur tout en finesse Eric Thielemans ; de la formation de Laurent Blondiau Maaks’ Spirit, avec Sébastien Boisseau justement, ou encore le guitariste expert Bert Docks.

La BO des Liens du sang est un nouveau jalon du parcours profondément cohérent de Stephan Oliva, qui se révèle un artiste accompli dont tous les projets constituent un beau chemin artistique, singulier, de musicien actuel et pianiste de jazz. C’est cela le talent.