Tribune

20000 mots, les bonnes feuilles

A l’occasion du livre d’entretiens avec Sylvain Darrifourcq, 20000 mots, Citizen Jazz en publie quelques « bonnes feuilles ». Elles abordent la place de la presse musicale dans le monde du jazz.


20000 mots est un échange entre Sylvain Darrifourcq et Antoine Lebousse qui aborde le parcours du musicien mais également ses questionnements et ses positionnements vis-à-vis du milieu dans lequel il évolue. Il questionne également le rôle de son geste musical dans les dernières productions qu’il propose.

Citizen Jazz vous donne à en lire un large extrait tiré du chapitre sur la presse musicale dans le jazz.

Par ailleurs, désireux de mettre en application un dialogue qu’il appelle de ses vœux, Sylvain Darrifourcq a souhaité ouvrir un échange autour de cette thématique directement avec Citizen Jazz. Vous pouvez le retrouver ici.

- Quels sont les principaux acteurs, hormis les musiciens, qui font marcher ce système ?

Les musiques improvisées ou affiliées au jazz ne sont pas rentables dans la mesure où les recettes en billetterie ne peuvent couvrir les frais de fonctionnement ou les coûts de production des spectacles. Il faut donc trouver des aides qu’on peut solliciter auprès des différentes institutions publiques (Ministère de la Culture, Directions Régionales des Affaires Culturelles, départements, mairies, par exemple) ou de sociétés civiles (comme la SACEM ou la SPEDIDAM).

En ce qui concerne les lieux organisateurs (festivals, clubs, associations diverses) qui font le choix de rémunérer et de déclarer les musiciens, on trouve la plupart du temps dans les équipes, outre le directeur ou la directrice artistique qui s’occupe principalement de la programmation, un pôle de gestion d’administration et de production chargé de trouver des solutions financières pour équilibrer les budgets de fonctionnement et de production de spectacle, ainsi que des questions juridiques et sociales. En fonction des moyens du lieu, on trouve également des pôles de relation avec les publics, des pôles de gestion de la communication (pour faire connaître le lieu, ses spectacles, ses missions), ou encore un pôle technique (régisseur général, ingénieur du son, régisseur lumière). Soit un ensemble très complexe, parfois très cloisonné, de personnes qui travaillent à faire vivre les productions scéniques.

Il existe aussi un réseau de professionnels qui entourent les artistes et aident à développer leur « carrière ». Là encore, tous les cas de figure existent, et les artistes les plus organisés (par exemple ceux qui dirigent une compagnie) et les plus chanceux peuvent compter sur des chargés de production et des administrateurs pour le développement économique et financier de leurs activités, un attaché de presse qui s’occupe de communiquer leurs actualités, un agent artistique qui démarche le réseau visé. On pourrait également évoquer toutes les personnes qui travaillent dans le réseau culturel, dans les administrations publiques, les conseillers artistiques… En France, le réseau est extrêmement développé, et il est impossible d’être exhaustif !

- Mis à part les concerts, quel est le rôle des disques dans cette économie ? J’imagine qu’ils ne sont pas rentables, eux non plus ? Pourtant, lorsqu’on lit la presse spécialisée, on constate que les sorties de disques ne manquent pas. Qu’est-ce que ça représente, pour un artiste, de « sortir » un disque, dans ces conditions ?

Je crois que le disque a toujours représenté une sorte d’achèvement symbolique pour les musiciens. Après avoir longuement mûri un répertoire, la fixation sur support permet de faire exister physiquement une musique sans passer par la scène. C’est ce qui lui permettra de perdurer, au-delà des aléas de la programmation du projet. Ça représente finalement beaucoup aujourd’hui, étant donné les difficultés que nous rencontrons pour faire vivre nos projets sur scène.

Mais c’est aussi un objet commercial qui sert à fabriquer de l’actualité. Faire vivre un disque revient alors à mobiliser un réseau de professionnels en essayant de capter leur attention sur un temps donné. Mais les diffuseurs, les attachés de presse (quand il y en a) et les journalistes sont aujourd’hui submergés par une quantité pléthorique de productions sonores qui s’invisibilisent elles-mêmes par l’effet de leur grand nombre.

Les nombreux dispositifs de subventions peuvent expliquer en grande partie qu’il soit devenu plus facile ces dernières décennies de faire des disques, alors que les coûts de fabrication (je pense ici aux coûts de location d’un studio bien équipé, la rémunération de l’ingénieur du son qui enregistre, mixe et masterise le disque, la rémunération d’un graphiste pour la pochette, le coût de fabrication de l’objet), les coûts de diffusion (attachés de presse, distribution) sont très élevés quand on n’a pas soi-même les compétences pour réaliser ces tâches. Une telle débauche d’énergie et de moyens, qui rappelle le marketing de la musique pop (sans sa visibilité, ni sa rentabilité), m’interroge souvent sur le sens même de l’objet, dont la fabrication s’apparente parfois plus à un réflexe commercial qu’à une nécessité artistique, d’autant qu’il me semble que la sanctification historique du « témoignage » enregistré nous incite à croire (et spécialement dans le jazz) que toutes nos productions seraient elles aussi susceptibles d’accéder à ce statut d’« enregistrement mythique ». Ce fantasme nous incite peut-être à produire plus que de raison.

- Tu me disais que tu avais été un « apprenant assidu » du jazz. Le récit que l’on fait, en France, de l’histoire de cette musique, au moins dans les médias « grand public », semble se concentrer sur quelques héros — principalement américains — qui sont à peu près toujours les mêmes, et leurs faits d’armes, circonscrits, pour la plupart, à quelques décennies du XXe siècle. Comment vis-tu ce décalage entre ton quotidien et l’image fantasmée du musicien de jazz que projettent certains médias ?

La plupart des journalistes ne parlent effectivement pas de la complexité des interactions sociales qui font la réalité du musicien, bien loin de l’image fantasmée. Je pense que ce n’est pas étranger au fait que beaucoup de personnes s’étonnent encore qu’on puisse vivre en faisant de la musique. D’autant qu’en se focalisant sur la performance artistique, les journalistes invisibilisent un grand nombre de professions qui participent à leur façon à la création artistique.

Jeune adulte, je n’ai pas su décrypter le rapport étrange et passionnel que nous entretenons tous, artistes, publics et journalistes, avec le jazz (comme avec n’importe lequel de nos objets de prédilection), même si je sentais déjà tout un monde très flou de contradictions entre ce qui se dit et s’écrit sur le jazz et la réalité de sa fabrication quotidienne. Je dévorais beaucoup de littérature biographique et musicologique, j’étais branché en permanence sur France Musique, j’écoutais des disques en boucle. J’étais parfois frappé par le fossé qui pouvait exister entre les discours très fantasmés des journalistes ou historiens et ma réalité de technicien-apprenant.

J’ai pu me rendre compte ensuite que le journalisme musical repose moins sur des connaissances techniques que sur une passion réelle pour la musique et les musiciens. En soi, c’est tout à fait louable, mais cela me paraît plus questionnable quand on sait à quel point la légitimité d’une œuvre, d’un artiste, d’une démarche dépend de cette position partiale. Dans le monde de l’art, il s’agit quasiment d’un tabou, et cela pose de vraies questions. Quelle corrélation peut-on établir entre le niveau d’expertise et les assertions parfois définitives d’un certain journalisme ? Quel sens donner à des paroles telles que : « Le meilleur machin-truc de sa génération ? Le plus grand bidule de son temps ? » Comment se situer face à ce manque évident de mesure ?

- Mais les connaissances musicales « concrètes » sont-elles si importantes dans le journalisme musical ? Pour l’amateur de jazz qui n’est pas musicien, est-ce qu’il n’est pas plus nourrissant, en écoutant un disque de Miles Davis, de rêver un peu au mythe de « l’ange noir du jazz », ce « héros sanctifié de son vivant, novateur parfois incompris et immolé […] brûlant sa vie et sa carrière pour mieux renaître de ses cendres », plutôt que de consacrer du temps à la lecture d’une analyse exhaustive de tel ou tel aspect technique de ce qu’il écoute ?

Je voudrais te retourner la question : pour quelles raisons se raconte-t-on qu’il est nourrissant, comme tu dis, de croire aux mythes ? Pour le ferment social ? Certes, mais c’est aussi oublier que c’est une garantie d’immobilisme. Chaque évolution sociale demande précisément de déconstruire un ou des mythes. Pour nous, musiciens, il est très difficile de faire entendre que nous ne cherchons pas nécessairement à nous positionner pour ou contre, en dedans ou en dehors de cette histoire.

Le jazz est simplement une culture qui nous influence plus ou moins, alors que la sanctification de son histoire donne à ses prosélytes une légitimité à figer dans le marbre un processus créatif qui est d’abord un réseau complexe d’interactions intellectuelles, sociales, affectives et psychologiques en mouvement permanent. Ce mouvement, s’il est sans doute plus difficile à appréhender, me semble bien plus excitant à décoder.

- Le récit critique qui s’est développé autour du jazz, qui a toujours été très vivace en France, a généré un certain nombre d’archétypes qui continuent d’être régulièrement activés dans les médias : livres, magazines, livrets de disques ou émissions de radios. Je pense notamment au mythe romantique de l’artiste marginal, toxicomane, en butte aux vexations de la société, qui parvient à exhumer, comme par magie, la beauté du caniveau : Charlie Parker, Miles Davis ou Chet Baker servent de support à ce type de métarécit. Comme on se connaît un peu, il s’agit d’une question assez rhétorique, mais j’imagine que tu ne te reconnais pas spécialement dans ce modèle ?

Je comprends l’appétence du cerveau pour la formule publicitaire. Elle embrase immédiatement l’imagination vers ce qui nous apparait être les hauteurs du sublime. Je peux aussi être très admiratif de la qualité littéraire de certains journalistes, écrivains et même chercheurs. Mais je ne comprends plus quand on ne se donne pas la peine de distinguer ce qui relève de la figure de style et de la réalité. Je ne discute absolument pas le droit à la subjectivité des discours de chacun, mais plutôt la relation, que je ne comprends pas, entre l’autorité sans réplique de certaines sentences journalistiques et la nébulosité du modèle d’analyse qui les sous-tendent. S’il n’existe pas de grille de lecture objective, pour moi il n’y a alors aucune raison de fabriquer de la légitimité.

Depuis trop longtemps, j’ai la sensation d’être enfermé dans ce système fonctionnant comme un filtre déformant entre ma parole et son destinataire, le public. Jusqu’à récemment, je me suis senti obligé de faire l’attaché de presse, de jouer le jeu de la petite phrase, d’envoyer mes disques aux rédactions et blogs spécialisés, parce que j’espérais y trouver le Saint Graal : l’élargissement de mon audience. Pourtant, je suis sûr que beaucoup de journalistes ont la même sensation que moi, celle d’alimenter une boucle rétroactive et d’enfermer nos démarches dans une niche étroite, puisque ces magazines et ces blogs sont aussi peu lus que nos disques sont écoutés. J’ai besoin aujourd’hui, pour que ma démarche retrouve du sens, de repenser, avec tous les gens qui m’entourent et qui m’aident, ce fonctionnement qui m’apparaît hors-sol, en commençant, peut-être, par accepter la confidentialité de mes recherches, et arrêter de m’en désoler.

- Un livre comme Free jazz, de Jean-Louis Comolli et Philippe Carles, établissait, dès les années 1970, une sorte de communauté d’intérêt, de lutte, entre musiciens américains de free jazz et musiciens européens (« En cela [le Free jazz] est la musique que s’organisent pour jouer […] en dépit de tout, du lieu de leur exil, d’errances et de dénuements, nombre de musiciens noirs ou blancs, américains, et de plus en plus, européens. […] Il est encore aujourd’hui joué avec tout son sens : celui d’une musique de refus, de désobéissance, de division : de lutte »). Comment est-ce que tu te situes vis-à-vis de ce discours qui participe, encore aujourd’hui, à l’image que projette cette musique ? Est-ce que pour toi, le jazz, l’improvisation, c’est la liberté, la transgression des normes, la lutte contre l’ordre établi ?

Je peux comprendre qu’on puisse s’inspirer de ses croyances politiques pour faire de l’art. De là à phagocyter une esthétique et son histoire pour n’en faire qu’un champ de bataille idéologique, là, ça me donne envie de… résister. Être artiste et être citoyen, ce sont deux choses différentes que le hasard ou le désir peuvent faire se rencontrer. Je pense que la voie que j’ai choisie, celle de la recherche, qu’elle soit formelle, rythmique ou sonore, est une possibilité comme beaucoup d’autres, dont, pourquoi pas, la posture politisée.

- Lors de notre premier entretien, tu me disais : « Je me pensais jazzman, je pensais que je m’inscrivais dans cette histoire, que ça serait mon histoire… et puis le hasard, un hasard parmi d’autres, a fait que ça ne s’est pas passé comme ça ». Cette « non-inscription » dans l’histoire du jazz, est-ce qu’elle pourrait être liée au fait qu’il s’agit avant tout une histoire américaine, et plus précisément afro-américaine, dont un musicien européen ne peut être, de fait, qu’un épigone plus ou moins doué ?

Je ne pense pas. Je n’ai aucune difficulté à m’identifier à quelqu’un qui n’a pas la même couleur de peau, la même nationalité, le même passé ou le même sexe que moi. D’autant que ces questions d’appartenance à une scène américaine ou européenne n’ont plus la même importance aujourd’hui qu’il y a 50 ans. La circulation instantanée des informations par le biais d’internet et des réseaux sociaux me donne l’impression que les communautés artistiques se sont reconfigurées autour de la question esthétique, qui prend le pas sur la question géographique. On peut se sentir proche d’artistes avec qui on partage des affinités esthétiques, quelle que soit leur nationalité.

- Si on met de côté l’histoire du jazz, quels sont les éléments formels que tu retiens de cette musique et qui peuvent influencer ton évolution artistique ?

Tout ce qui m’attire dans le jazz est aussi ce qui m’en éloigne. Je sais que c’est contre-intuitif. Toutes les caractéristiques techniques du jazz ne sont que des possibilités momentanément intéressantes de l’histoire de la musique, aussi jouissives que questionnables et dépassables. Par exemple, le rapport fusionnel basse/ batterie, la hiérarchie particulière de ces instruments, son phrasé et son groove particulier, sa polyrythmie quantisée, la place contenue de l’improvisation… Mais le mouvement qui consiste à absorber ce savoir-faire, puis à le questionner pour s’en aller ailleurs, ça, c’est excitant !