Jazz à Luz, incontournablement vôtre
Une vallée du jazz et des musiques pas comme les autres.
Hanne de Backer
Pour tous ceux qui suivent l’actualité des musiques pas comme les autres, Jazz à Luz est une institution qui, depuis des décennies, convie des esthétiques divergentes dans ce coin des Pyrénées centrales où trônent les majestueux 3000 de Gavarnie et du Vignemale.
En juillet, dans la haute vallée des Gaves - pays du ski, des randos et du vélo -, les notes sonnent et dissonent dans un registre qui fait la part belle à l’improvisation à tout crin. Mais pas que. D’ailleurs l’inauguration de l’édition 2024 fut assurée par Bosc, un quintet de musiciennes qui visitent et revisitent des traditions musicales du sud de l’Auvergne et du Quercy. Mais c’est le concert de Ravage qui a constitué le moment marquant de cette première journée. Au point que nombre de spectateurs, pourtant habitués aux fulgurances musicales luzéennes, se demandaient comment les musiciens suivants allaient faire pour être à la hauteur. Il faut dire que les violonistes Bastien Pelenc et Mathieu Werchowski ainsi que le batteur Anthony Laguerre n’y étaient pas allés de main morte en développant un registre obsessionnel, free et noise d’une très grande inspiration. Facteur Sauvage, augmenté d’Aymeric Avice et Aymeric Descharrières, terminait cette journée inaugurale d’enfer autour de minuit dans un registre de chansons punk-libertaires.
- Facteur Sauvage
Le lendemain, la journée débutait avec le trio entre le guitariste Joachim Ortega, la chanteuse Audrey Chen et l’électronicien Philipp Eden. On s’installe dans une démarche d’improvisation collective bruitiste et rubato, voire plus, car le trio développe un programme de musique où domine l’électronique. Si les instruments acoustiques y sont majoritaires, la voix de Chen et la guitare - une superbe Telecaster thinline - tendent à l’électronique. C’est ainsi que Joachim Ortega joue des cordes, des pédales, du potentiomètre et du sélecteur de micro.
Ensuite c’est Bison Phare, en l’occurrence un solo voix guitare de Daniel Webster Scalliet puis un set mi-rock garage mi-grunge du Volcanic Rift and the Fleshy Snails. L’ambiance est alors aux grillades et à une démonstration de skate. Au même moment, le duo d’Estelle Andrieu et Lisa Langlois-Garrigue animait au forum un concert conté en français et en occitan pour les plus jeunes. Une histoire de souriceau et souricette accompagnée d’un accordéon, d’une casserole, d’une passoire, d’un tournevis et de roues de vélo. En fin d’après-midi, tandis que Romain Baudoin jouait la première Taula pour laquelle il a invité Mathieu Werchowski et Anthony Laguerre, Hanne de Backer investissait la Maison de la Vallée pour un solo d’exploratrice au sax baryton et à la clarinette basse suivi d’un concert solo guitare-chant-loops en extérieur par Himene. Les vestes et doudounes étaient de sortie mais le parvis de l’ancienne gare était plein à craquer.
- Joachim Ortega
On aurait pu en rester là et les mélomanes exigeants auraient déjà été très satisfaits. Sauf qu’en soirée, le MilesDavisQuintetOrchestra prenait place sous le chapiteau. Le trio originel, emmené par le toujours incroyable Sylvain Darrifourcq avec Xavier Camarasa au piano et le contrebassiste Ronan Courty qui remplaçait le violoncelliste Valentin Ceccaldi, est augmenté de Christine Abdelnour au sax alto, Émilie Škrijelj à l’accordéon et Michael Thieke à la clarinette. On assiste alors à un rare moment de musique contemporaine. On savait que la présence de Sylvain Darrifourcq était gage d’un excellent moment, on se fait quand même surprendre. Le concert, d’un seul tenant, est une très longue improvisation, douce, intelligemment bruitiste, un développement fortement teinté d’évanescences, de soyeux crescendos et decrescendos. On arrive au terme du concert sans s’en rendre compte tant la musique procède de l’évidence.
- Hanne de Backer
Le jour suivant commence à la Maison de la Vallée avec un solo au violon de Clara Lévy tandis que Romain Baudoin investit le Hang-Art pour une deuxième taula à laquelle il a convié Christine Abdelnour et le violoncelliste Gaspar Claus. Et puis sur le coup de midi, le parc Massoure plonge dans une agréable torpeur avec le solo guitare-voix envoûtant d’Heeka. On distingue à peine le bruit, heureusement lointain, des pales d’un hélicoptère qui reconnaissait probablement le trajet du Tour de France. Car Luz, au pied du Tourmalet, est véritablement un spot du cyclisme – on y compte plus de magasins de vélo que de boulangeries.
Les échanges dans le parc autour de l’improvisation, menés par Anne Montaron, constituaient un beau moment de démocratie. Si l’improvisation libre peut refroidir certains qui la considèrent comme élitiste, ces moments de discussion peuvent la dédramatiser et la vulgariser. Mais c’est au Hang-Art qu’il fallait être pour se rendre compte que l’improvisation n’est pas un gros mot puisque le centre d’art contemporain y accueillait l’ultime taula. Le principe, conçu et initié par le vielliste Romain Baudoin, est un génial dispositif d’improvisation. Tout se passe autour d’une table et de quatre chaises. Romain Baudoin avait invité Émilie Škrijelj et Didier Petit. Chacun avait deux bougies devant soi et devait les allumer lorsqu’il était prêt à entamer ce set d’improvisation libre et les éteindre lorsqu’il estimait sa contribution à la conversation terminée. La quatrième chaise était laissée libre pour qui, dans le public, voulait rejoindre cette improvisation. Plus que d’improvisation, il s’agissait d’une conversation, d’un échange sans jugement, sans considération technique non plus.
Une véritable ode à l’expression libre qui, comme une mise en abîme, montre que Jazz à Luz n’en finit pas ni de nous étonner et ni de nous faire progresser.