Portrait

Thibaud Dufoy, un piano et mille doigts

Portrait de Thibaud Dufoy, pianiste au jeu fébrile.


Thibaud Dufoy © Julià Rocha Pujol

Ce n’est faire injure ni à Thibaud Dufoy ni aux publications autour de la musique que de constater que le pianiste toulousain figure rarement dans les colonnes des canards de jazz. Pourtant, depuis les années 2000 et notamment depuis le Free du Hazard, un trio qu’il avait monté avec Elvin Bironien et auquel s’est adjoint très rapidement Arnaud Dolmen, on se délecte de sa verve pianistique.

Chez Thibaud Dufoy, verve pourrait être synonyme de vélocité, et on écarquille volontiers les yeux quand on voit l’énergie qu’il met dans son jeu. Mais, s’il reconnaît que ce plein d’énergie est une de ses marques, il aspire de plus en plus à ralentir. « J’ai un jeu énergique, c’est vrai, mais avec le temps j’essaie d’être moins « sauvage », « brut », de ne pas tout le temps envoyer, de me modérer ». Reste qu’on ne change jamais du tout au tout : on le sent animé d’une fébrilité, que ce soit au piano ou dans la discussion, constitutive de sa manière d’être. Son rapport à la musique est assez spontané. Celles et ceux qui l’ont vu et revu jouer savent que s’il se trouve face à un clavier, il ne tiendra pas plus de quelques secondes avant de pianoter et de dérouler autant de phrases qu’il a d’idées, c’est-à-dire une infinité. D’ailleurs si, comme nombre d’autres musiciens, il relève des morceaux et des chorus, il n’est pas pour autant dans une démarche de reproduction. « Je relève mais au moment de jouer, si je pense à ce que j’ai relevé, ça m’handicape. Tu peux relever des solos mais l’important c’est d’en capter l’énergie ».

Énergie, vélocité, rapport très spontané à l’instrument mais pas que. Son identité se trouve aussi dans l’articulation entre tradition et modernité. Il n’est pas le seul, loin de là, mais c’est dans ce credo qu’il se retrouve. Pour lui, le jazz n’est ni le swing, ni le bop, mais l’intégration de tous ces modes de jeu pour ensuite s’en libérer. C’est une conception de la musique et il ajoute qu’il ne fait guère de différence entre la musique « actuelle » et le jazz. On peut, dit-il en guise d’illustration, reprendre des morceaux de pop et les jouer « jazz » au même titre que les musiciens de jazz s’appropriaient les thèmes populaires de comédies musicales. Son parcours – seul pianiste dans une famille où tout le monde, à commencer par son grand-père, est violoniste ou s’est essayé au violon – est d’ailleurs fort explicite.
Il privilégie la formule classique du trio piano, basse, batterie – « c’est la configuration rêvée car c’est là où tu peux le plus d’exprimer en tant que soliste. Dans ce trio, le piano est central. C’est lui qui porte le thème et le plus souvent les chorus » –, travaille un projet en hommage à Horace Silver avec Emmanuel Forster et Raphaël Chevalier Duflot, jamme (enfin… quand on pouvait) de temps en temps avec le batteur Ali Jackson qui s’est installé à Toulouse pour suivre son fils, joueur au TFC, et apprécie grandement le jeu d’Emmet Cohen car il excelle dans la maîtrise du langage jazz traditionnel.

Thibaud Dufoy © Julià Rocha Pujol

Et puis il y a également l’influence latine. Quand on lui demande quels musiciens ont compté dans sa formation, il cite en premier lieu Chick Corea. Il faut dire qu’après l’école de musique à Albi, le conservatoire et Music’Halle à Toulouse, il file à Barcelone en compagnie d’un musicien de rue et d’un mélodica qu’il éprouvera aux terrasses des cafés. La capitale catalane est de tout temps un lieu de passage pour des musiciens venus notamment d’Amérique du Sud et centrale. Il y fait une partie de ses classes pendant quelques années et quand il revient à Toulouse, il intègre des groupes de salsa et de musiques brésiliennes. À l’occasion de cet entretien, il glisse d’ailleurs qu’il est embêté car il doit aller à Girona dans les jours à venir pour enregistrer sur un album du guitariste argentin Diego Ramos et qu’il ne sait pas si les mesures sanitaires lui permettront de se déplacer jusque-là. En tout cas, le Brésil, Cuba, le flamenco, tout ça a compté et compte encore.

Il y eut quelques expériences électriques, dont Comin’Sounds, un trio avec Robson Barros et Lorry Delatie et, plus récemment, The Headbangers de Nicolas Gardel, mais c’est le son du piano acoustique qui l’intéresse avant tout. Aussi lui demande-t-on si le solo ne le démange pas, d’autant plus que quelques-uns ont eu l’occasion de l’écouter sur une interprétation très agréable, avec ses seuls dix doigts, du « Temps des cerises ». Mais c’est encore le trio qui a sa préférence, l’interaction avec les autres. L’idée du solo est tout de même là, très certainement dans un long cycle de gestation et on ne serait pas étonné de voir surgir, d’ici quelques années, un album solo à la fébrilité introspective.