Chronique

Thôt

With Words

Stéphane Payen (as, lecteur de bandes), Gilles Coronado (g), Hubert Dupont (b), Christophe Lavergne (dm), Félix Jousserand (voix) avec Guillaume Orti (as, ts), et Olivier Sens (electronique)

Thôt, groupe formé dès 1996, n’a enregistré que deux disques, dont le dernier, en formation agrandie, date de 2004. L’amateur considèrera donc comme une bénédiction la sortie de celui-ci, autoproduit car c’est de nos jours le prix à payer pour faire connaître des musiques modernes dont le premier propos n’est pas de séduire à tout prix.

Stéphane Payen, saxophoniste alto, est l’âme de ce groupe et le compositeur de la plupart des titres. Il fut également un des instigateurs du collectif Hask, pépinière de la jeune scène française des années 2000, formée de musiciens qui se croisaient au sein d’un florilège de formations passionnantes comme Kartet et Thôt, donc. On retrouve à ses côtés les fidèles compagnons des débuts, le guitariste Gilles Coronado et les deux membres d’une section rythmique à la fois savante et énergique, Hubert Dupont à la basse et Christophe Lavergne à la batterie.

Ce disque doit son titre au fait que « la plus grande part de la musique a été conçue pour les mots », peut-on lire sur ces deux élégants digipacks. De fait, les mots et le flow du slammer Félix Jousserand se retrouvent sur trois des dix-sept titres de l’album. Nous tairons ce que nous pensons des textes, pour ne mentionner que l’intonation et la mise en place, parfaitement réalisées, ce qui n’est guère aisé sur une musique rythmiquement complexe. Mais ce disque est essentiellement instrumental, et compte tenu des passionnants instrumentistes en présence, on ne s’en plaindra pas.

En digne disciple de Steve Coleman, Stéphane Payen montre un penchant pour l’écriture et la recherche du groove à travers l’utilisation de superpositions et de changements de rythmes qui resserrent ou étirent la musique sans que jamais l’implacabilité de la pulsion ne se perde en route. La guitare très électrique de Coronado et les frappes lourdes et sèches de Lavergne donnent à cette musique inexorable comme un parfum de rock. Un invité de marque, Olivier Sens, joue discrètement de son attirail électronique sur deux titres alors que le leader, outre son alto, joue moins discrètement d’un « tape player » sur l’impressionnant « Why ». Autre invité, non moins prestigieux, le formidable Guillaume Orti joue de son alto sur trois titres, pour notamment le beau duo initial de « Tous les passeports biométriques », et apporte à « In Between » la douceur de son ténor en ut.

La musique du Volume 1 paraît moins variée ; constituée de fragments de phrases, d’ostinatos, elle déploie une énergie qui interpelle constamment l’auditeur alors que des épisodes plus planants, voire « friselliens » (« Toum – Té 2 ») émaillent le Volume 2. Mais l’unité de climat est d’autant mieux conservée que certains thèmes de l’un se retrouvent - remixés - sur l’autre (« In Between »). Dans tous les cas, la qualité des compositions met en valeur une approche collective : pas de concours de solos, mais de nombreux contrepoints ménageant de la place à l’improvisation ou donnant lieu à de virtuoses unissons - ou quasi-unissons - de légères et savoureuses dissonances venant çà et là épicer le discours. On note le soin apporté à la prise de son par Sylvain Thévenard, très mate, et au mixage habile, magnifiant le son de groupe.

Et si l’on ne regrette pas la rareté des interventions du slammer, on devine qu’à travers tout ce parcours musical, ce sont des histoires qui nous sont racontées ici, et cet excellent double disque apporte la preuve que les bons musiciens n’ont pas besoin de mots pour cela.