Très cher Thelonious Monk
Lettre ouverte au pianiste pour son anniversaire.
Vous auriez eu cent ans ce 10 octobre. C’est beaucoup.
Mais, tout de même, mourir à 65 ans, c’est peu.
Et lâcher la rampe un ou deux lustres auparavant, encore moins.
Pour mon goût personnel - mais qu’aurait à faire ici mon goût personnel ? – à l’époque de votre disparition, j’avais encore envie, encore l’espoir que je pourrais voir plus de vos concerts, entendre plus de votre musique. Et ce qui est extraordinaire, c’est qu’en 35 ans – vous êtes décédé le 17 février 1982 -, ces espérances n’ont pas été déçues !
En effet, de très nombreux inédits ont paru, permettant de compléter le tableau mental que je me faisais de vous, que chacun se faisait de vous. On a pu ainsi vous entendre très récemment jouer les compositions reprises ou créées pour Les Liaisons Dangereuses, avec l’addition de Barney Wilen à votre quartet, les inédits de Newport, à commencer par le concert de 1955 avec Miles Davis, Zoot Sims, Gerry Mulligan, Percy Heath et Connie Kay, sont tous sortis des limbes.
J’ai pu revoir le film que Bert Stern a consacré à l’édition 58 de ce festival et dont le passage où vous jouez « Blue Monk » a déterminé une grande part de mon existence. Le jazz, la voile.
Vous avoir vu au cinéma en 64 m’aura marqué pour toujours.
D’autres films, d’autres vidéos, ont fait surface en 1966, année bénie s’il en fut : Pologne, Amiens, Bruxelles et surtout l’intégrale de l’émission enregistrée par Henry Renaud et Bernard Lion en 69… J’arrête là cette énumération qui doit juste faire apparaître tout ce qui, croyait-on, n’existait pas, et donc laisser imaginer d’autres trouvailles potentielles…
Même s’il n’est pas vraiment facile de mettre des mots pour définir le tableau mental, ou plutôt le paysage mental que chacun peut se faire de vous, c’est en bâtissant mon Abécédaire à partir des interviews auxquels vous vous êtes prêté bon gré mal gré, que j’ai ressenti avec le plus de netteté combien tout ce qui avait été raconté sur vous, votre personnalité, votre être de musicien, votre « folie » même, était faux, peu élaboré, grossier dans l’appréciation que de nombreux personnages de la société, du monde de la musique et du jazz, se sont cru autorisés à porter sur vous.
Que n’a-t-on pas lu sous toutes ces plumes ?
Que vous ne saviez pas jouer du piano, ou au contraire que vous portiez ces grosses bagues pour vous éviter de jouer trop bien, que vous dormiez tant qu’on ne pouvait pas vous réveiller ou que vous ne dormiez jamais, que vous étiez calme ou halluciné, très grand mais avec de petites mains…
Fou, génie, drogué, excentrique, énigmatique, bizarre, sans oublier le cerveau et la moelle épinière, on aura tout entendu ! Et si, malgré tout ça, malgré les avanies que la dureté des années 40 et 50 vous a fait subir, les lazzi et quolibets que vous avez entendus pour votre premier passage à Pleyel en 54, qui faisaient écho à ceux de Manhattan, Brooklyn et autres lieux, sans parler des flics racistes qui vous ont molesté parce que… si, malgré tout cela, cher Thelonious Monk, vous n’étiez enfin qu’un homme ?
Un de ceux qui maintiennent le doute quant à la sauvagerie, l’inhumanité pourrait-on dire, de l’humanité, et qui donnent accès, quoi qu’on en dise, à la musique des… « Sphère ».