Chronique

Trio 3 + Geri Allen

Celebrating Mary-Lou Williams

Oliver Lake (ts), Geri Allen (p), Reggie Workman (b), Andrew Cyrille (dm)

Label / Distribution : Intakt Records

Hommage à la pianiste Mary-Lou Williams (1910-1981), enregistré en direct au Birdland de New York les 19 et 21 août 2010, Celebrating Mary-Lou Williams est un disque plein de leçons. Mais c’est surtout un moment musical particulièrement vivifiant.
Ce bonheur, cette vitalité, on les doit pourtant à des musiciens qui ne sont pas nés de la dernière pluie. Le « Trio 3 » réunit en effet Oliver Lake (69 ans), Reggie Workman (74 ans) et Andrew Cyrille (72 ans), et s’adjoint ici la pianiste Geri Allen (54 ans, et donc la « benjamine » du groupe) qui n’en n’est pas non plus à sa première prestation avec cette formation (elle figure notamment sur At This Time), succédant dans ce rôle à Andrew Hill ou Irene Schweizer.

On ne peut atteindre un tel degré d’intensité que si l’on est soi-même, si la musique est elle-même. C’est-à-dire dire si l’on s’est débarrassé de tout préjugé, de toute influence - si, pour célébrer le passé, on sait le réinventer. Comme un avenir… Mais Celebrating Mary-Lou Williams a peut-être d’autres choses à nous apprendre.

Il y a, semble-t-il, deux façons d’inventer, de créer. L’une consiste à s’approprier la tradition et à la transformer. L’autre cherche à s’opposer à ce passé, tente d’aller plus loin et, par exemple, de fonder un nouveau style, en partant d’un « ailleurs » en opposition aux bases anciennes. Les artistes qui font ce choix peuvent aller jusqu’à rejeter tout ou partie de l’histoire de leur musique, s’il le faut.
Il n’est pas certain, cependant, que cette distinction soit tout à fait pertinente pour appréhender ce qu’est au fond l’invention musicale. En particulier en jazz. C’est ce que nous disent ici, brillamment, Oliver Lake et ses complices. Et avant tout Mary-Lou Williams.
Cette pianiste compte en effet parmi les musiciens qui, nés dans le jazz d’une époque donnée, l’ont célébré puis s’en sont émancipés… mais pas tout à fait. Également arrangeuse et compositrice (ces trois « fonctions » sont chez elle, plus que chez tout autre, indissociables) elle n’a pas oublié, en jouant avec Cecil Taylor en 1977, ni le stride ni le boogie. Ni le blues. Pas plus qu’avec Dizzy Gillespie vingt ans auparavant ou, encore plus tôt, avec Monk ou Powell. Et pas davantage aux côtés de Duke Ellington. Et lorsqu’elle écrivait pour Armstrong, Earl Hines, Tommy Dorsey ou Benny Goodman, elle était déjà libre de toute influence : elle cherchait une voie nouvelle, dessinait ses propres chemins, s’inventait elle-même.

Lake, Cyrille et Workman se connaissent depuis fort longtemps. Le premier s’est inscrit de façon assez directe dans la « loft génération » et dans un courant musical plutôt protestataire. On l’a vu très tôt à Paris avec Joseph Bowie ou Baikida Carroll et, en 1973, au festival de Châteauvallon. Le deuxième, après des études à la Juilliard school et de fructueuses rencontres avec les grands musiciens d’alors (Philly Joe Jones, Freddie Hubbard, John Coltrane, Miles Davis), accompagne Mary-Lou Williams. Puis il jouera avec les plus brillants tenants du jazz libertaire. Cecil Taylor, là encore - succédant à Sunny Murray. Mais sa participation au Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ne l’empêchera pas de jouer avec Coleman Hawkins. Quant à Reggie Workman, on peut dire qu’il est inclassable. Il a joué avec Coltrane, avec les Jazz Messengers, et figuré au centre de l’écurie Blue Note ; mais au début des années 90 il a aussi créé le Reginald Workman Ensemble avec, déjà, Oliver Lake - et on n’y jouait pas que du hard bop, devenu alors « traditionnel ». De son côté, Geri Allen, si elle s’est un temps laissée tenter par la pop music ou la soul, s’est vite jetée à corps perdu dans le jazz. Elle y a rencontré Lake dès le début des années 80, pas si longtemps avant d’intégrer les « Five Elements » de Steve Coleman.
Chacun à leur façon, ils ont oscillé tous avec bonheur entre tradition et expérimentation. On comprend donc pourquoi ces quatre musiciens d’aujourd’hui avaient toutes les chances de se retrouver un soir ou deux au « Pays des oiseaux » pour rendre un hommage à Mary-Lou Williams.

Au-delà du plaisir de jouer et d’écouter la musique - plaisirs qui ne sont pas si distincts d’ailleurs -, il y a, disions-nous, une leçon à tirer de cette rencontre : certes, on ne se débarrasse pas si facilement de la tradition, de l’histoire de la musique ; la rupture avec le passé n’a pas de sens en soi et aucune révolution n’est absolument radicale. Et si la musique de ces quatre-là est un moment de bonheur et une invention véritable, ce n’est pas parce qu’ils oscillent entre ce que fut le jazz et ce qu’il a toujours à devenir. C’est parce que, chacun avec ce qu’il est, avec sa personnalité, son admiration partagée pour Mary-Lou Williams et pour d’autres, est libre d’être ce qu’il est. Dans sa propre musique.

En ce mois d’août 2010, on respire autour d’Oliver Lake un air de liberté, au Birdland. On célèbre une artiste disparue dont la présence est intense et intacte à travers des phrases pourtant insensées, parfois, et dans les rêves que ces quatre musiciens rêvent avec elle. Pour que nous puissions les partager. Ils sont avec elle et ils sont eux-mêmes : telle est leur liberté et toute leur musique, si présente dans cette « célébration », ne dit pas autre chose. La liberté source de l’invention, de la création, du jazz. Chaque fois qu’il est vivant.