Chronique

Fred Frith

Clearing Customs

Fred Frith (g), Wu Fei (guzheng), Anantha Krishnan (mridangam, tablas), Marque Gilmore (dm, électr), Tilman Müller (tp), Patrice Scanlon (électr), Daniela Cattivelli (électr)

Label / Distribution : Intakt Records

Fred Frith est un musicien dont la place est peut-être sous-estimée. Le plus récent enregistrement paru sous son nom, Clearing Customs, réalisé en Allemagne fin 1997, en est la preuve manifeste : Fred Frith a beaucoup apporté à la musique. Ici encore, avec cette unique pièce de quelque 68mn, l’Anglais nous entraîne dans des contrées inexplorées même si de nombreuses références peuvent aider l’auditeur à se repérer sur ces chemins étranges, intensément fertiles. Mais si son œuvre est méconnue c’est sans doute et avant tout parce qu’elle est indéfinissable. Il faut donc l’écouter avec une attention particulière, libre de tout préjugé, et se laisser porter. Ce qui devrait d’ailleurs être la condition la plus fondamentale préalable à toute écoute !

Né en 1949, Fred Frith a « bourlingué » sur tous les océans musicaux. Ce qui ne veut pas dire qu’il a erré et cherché sans trouver. La quête est le lot même les plus grands inventeurs, découvreurs d’horizons nouveaux, des instigateurs ou faiseurs de révolutions. On sait qu’il s’est intéressé au blues, au folk, à la musique classique, au flamenco, aux musiques orientales (pour mettre sous ce vocable des traditions bien différentes, de l’Inde au Japon en passant par Bali). Frith, qui est décidément un esprit ouvert (ce qu’on n’a pas toujours compris ou apprécié), s’est aussi bien intéressé à John Cage qu’à Frank Zappa. Il fut, en 1968, le fondateur du groupe « rock in opposition » Henry Cow (avec Chris Cutler, Tim Hodgkinson, John Greaves, Dagmar Krause…) qui invita des musiciens de jazz tels que Derek Bailey ou Lol Coxhill, mais aussi Robert Wyatt, dans un autre genre. A la fin des années 70 il a collaboré avec la scène avant-gardiste de New York (Eugene Chadbourne, John Zorn, Zeena Parkins, etc.) et fondé Massacre, avec Bill Laswell et Fred Maher, Skeleton Crew avec Tom Cora et Dave Newhouse, Keep the Dog et de nombreuses autres formations avant de participer à Naked City.

De fait, on n’en finirait pas de retracer son parcours – peut-être vaudrait-il mieux dire ses parcours. Car voici un créateur que rien n’arrête, que rien n’inhibe. Retenons donc qu’il s’aventure toujours avec une sorte de détermination qui sait s’autoriser des hésitations (aller ici, ou plutôt là ?) en terre inconnue, donc surprenantes. Là où les ressemblances éventuelles ne peuvent être que des leurres, et non des repères. Frith invente sans cesse, fait quelques tours, et aussi maints détours qui ne semblent jamais définis d’avance. Mais si ses extravagances sont empreintes de références, ces climats, cette endurance dans le propos, ses techniques préparatoires ou électroniques n’appartiennent qu’à lui. Sans oublier bien sûr les talents variés de Wu Fei au guzheng, Anantha Krishnan au mridangam et aux tablas, ou du trompettiste Tilman Müller, en particulier. Climats et couleurs sans fin, chants et notes de cuivre, formations électroniques et déformations « préparées »… tout cela nous entraîne vers un inconnu où, finalement, on se découvre chez soi et que l’on reconnaît à mesure qu’il s’invente.

On pourra toujours dire qu’il ne s’agit pas de « jazz ». Ce serait ignorer (mais c’est fréquent) que le jazz, outre qu’il échappe à toute « définition définitive », est une recherche incessante qui nous a toujours conduits vers l’inattendu. Là est sa richesse. Ici est son avenir. Dans un de ses aspects qu’il serait dommage de méconnaître. Et que Fred Frith invente avec une intelligence rare.