Portrait

Un label jazz numérique : Blue Canoe

Créé en 2003 dans la banlieue d’Atlanta, Blue Canoe Records est un label indépendant entièrement dématérialisé comme l’indique sa devise : « servir le jazz à l’heure du numérique » [1]. Tout un programme !


Blue Canoe possède son propre studio d’enregistrement, mais travaille également en partenariat avec SonicBids. Cette plateforme communautaire vouée à la musique met en relation des groupes, des agents, des labels, des auditeurs etc. L’outil de base est un astucieux dossier de presse électronique (« Electronic Press Kit » ou EPK) qui permet aux groupes de se présenter sous un format standard pratique et facilement échangeable. En revanche, le positionnement de SonicBids n’est pas des plus flatteurs : il s’adresse aux « Middle Class Artists » (la « classe moyenne des artistes » !). Toujours est-il que c’est sur la base de l’EPK que Blue Canoe développe son label.

Le site frise l’austérité : charte graphique sans fioriture, navigation simple, informations concises. Les services de presse envoyés aux chroniqueurs se présentent sous forme de fichiers à télécharger depuis le site. Deux niveaux de compression proposés : « haute » (320 kbps) ou basse résolution (128 kbps). Très complet, le dossier de presse contient les morceaux, la pochette, une biographie du leader, la fiche technique du disque et des photos des musiciens.

Le catalogue contient une trentaine d’albums vendus de $5 à $10 via téléchargement. La musique a l’étiquette du jazz : traditionnel, avant-garde, fusion, neo-post-bop-moderne, jazz de salon etc, mais aussi le curieux concept de « Holiday Jazz » (sic). A de rares exceptions près la ligne éditoriale privilégie un jazz facile à écouter : rythmes réguliers, airs mélodieux, orchestrations élémentaires et enregistrement net. Voici par exemple trois albums récemment distribués par Blue Canoe [2]


This Is Why
The Bill Hart Project
Bill Hart (g), Mike Stern (g sur « This Is Why »), Randy Hoexter (p, kbd), Sam Skelton (sax), Jon Chalden (dm), Jef VanVeen (dm), Tom Knight (dm), Charles Marvray (dm), Joe Reeda (b), Gary Wilkins (b), Enrico Galetta (b), C. Lunsford (perc) et A. Ahla (per).

Bill Hart annonce lui-même la couleur : « Mon style, je dirais que c’est de la fusion, avec des influences rock, blues, funk et jazz. J’adore la sensibilité du rock et le son de la guitare funk mélangés à l’harmonie évoluée du jazz. » Effectivement This Is Why est de bout en bout un album de fusion à forte tendance jazz-rock : des ritournelles simples, des morceaux construits sur le principe couplet/refrain, une batterie mate, sèche et binaire, des tempos mediums ou lents, des lignes de basse sourdes, répétitives et « groovy », un sax amateur d’échos, des solos de guitare virtuoses digne des guitar-heroes… avec d’ailleurs la participation de Mike Stern sur « This Is Why », hommage au mentor sous forme de ballade bien calme. L’amateur de jazz-rock trouvera donc son compte dans cet album qui réunit tous les ingrédients du genre.

  1. « Anna Banana » (4:02)
  2. « On My Way Home » (4:19)
  3. « What Next ? » (5:04)
  4. « Grumpy » (6:30)
  5. « Watch The Sky » (7:41)
  6. « Canadese Africano » (5:50)
  7. « You’re Next » (4:02)
  8. « Elected » (5:46)
  9. « This Is Why » (4:24)

Toutes les compositions sont signées Bill Hart.


Thinking Out Loud
Trey Wright
Trey Wright (g), Marc Miller (b) and Marlon Patton (dm).

Trey Wright est guitariste dans la région d’Atlanta. Il a co-fondé Squat et abondamment enregistré avec ce groupe, mais Thinking Out Loud est son premier disque en trio avec Marc Miller à la basse et Marlon Patton à la batterie. Il signe sept mélodies plutôt jolies, qui ne manquent pas de sel (« Rat Race », « Hold Your Fire ») et ressemblent parfois à des études ou des odes (« Thinking Out Loud », « Reprise »). S’y ajoutent « Monty’s Joyride », un morceau dansant de Patton, « Blow Up The Outside World » (le tube de Chris Cornell [3]) et « Analyze » de Thom Yorke [4]. Le trio prend son temps (les tempos sont mediums ou lents) et sa musique est bien équilibrée. Patton, batteur énergique et omniprésent (« Analyze »), donne la réplique à Miller, contrebassiste dont les solos sont soit chantants (« We’ll Get There Someday ») soit profonds (« Quad »). Quant au jeu de Wright, c’est un mélange entre la tradition Montgomery (le son), le blues (l’esprit) et la pop (les boucles), avec des chorus inspirés (« Quad ») et un solide sens du swing (« Some Other Monday »). Dans la famille trio guitare/basse/batterie Thinking Out Loud suit la lignée « mainstream », sans aspérités, mais avec un zeste de pop pour rester dans le coup.

  1. « Rat Race » (5:11)
  2. « Quad » (5:06)
  3. « Hold Your Fire » (7:22)
  4. « Some Other Monday » (5:12)
  5. « Thinking Out Loud » (1:42)
  6. « Blow Up The Outside World », Chris Cornell (5:36)
  7. « Monty’s Joyride », Marlon Patton (6:06)
  8. « We’ll Get There Someday » (5:33)
  9. « Analyze », Thom Yorke (6:55)
  10. « Reprise » (2:09)

Toutes les compositions sont signées Trey Wright sauf indication contraire.


African Skies
Joel Holmes
Holmes (p, arr), Gary Thomas (ts, fl), Tim Green (sax), Eric Kennedy (dm), Jeff Reed (b), Eric Wheeler (b), Melena (perc), Themba Mikhatshwa (cga, djembe), Chun Wen Chuan (cello) et Chia Yin Holmes (vl).

Originaire de Baltimore, Joel Holmes partage son temps entre l’enseignement et sa carrière de pianiste. Pour African Skies, son deuxième disque, Holmes s’est entouré de musiciens qui viennent presque tous du Maryland et gravitent (ou ont gravité) dans les sphères de Roy Hargrove, Wallace Roney, Eddie Henderson etc. A commencer par la « guest star » de l’album : Gary Thomas, rencontré au Peabody Music Institute. Thomas joue du saxophone ténor et de la flûte. Son discours est dans la lignée de celui de Coltrane, mais son phrasé virtuose rappelle davantage Parker, et il a su se forger un style singulier. Sur « African Skies » le saxophone alto est tenu par Tim Green, dont le jeu chaloupé et parsemé d’orientalismes convient particulièrement à l’ambiance du morceau. Eric Kennedy est derrière les fûts. Son accompagnement net et précis est visiblement un maillon essentiel de la rythmique d’Holmes. Deux bassistes participent à African Skies : Jeff Reed et Eric Wheeler restent discrets, mais sûrs. Pour élargir sa palette sonore, Holmes fait également appel à deux percussionnistes et des cordes, dont le violon de son épouse, Chi Yin Holmes.

L’album révèle trois facettes du pianiste. Des « tubes » de Coltrane [5] et « Maiden Voyage » d’Herbie Hancock sont exécutés dans l’esprit du quartet historique de Trane avec moult énergie et virtuosité. Trois compositions dansantes, rehaussées de percussions et de cordes, évoquent les « musiques du monde » (« African Skies », « Chinese Fishing Song » et « Fatima ») et deux morceaux plus intimistes mettent en relief le jeu élégant de Holmes : le délicat « Summer Night » interprété en trio dans une veine très « jarrettienne », et « Soliquey Of Troubled Waters », un solo qui alterne cascades de notes contemporaines et lignes lyriques entre Jarrett et Tatum.

African Skies ne mettra pas le jazz sens dessus dessous, mais la musique de Holmes mérite une oreille attentive pour sa nervosité, sa diversité et sa cohérence. Trois qualités qui font passer un bon moment à l’auditeur.

  1. « African Skies », Holmes (6:59)
  2. « Impressions », John Coltrane (7:48)
  3. « Chinese Fishing Song », Traditional (6:49)
  4. « Mr. P.C. », Coltrane (5:55)
  5. « Fatima », Holmes (10:23)
  6. « Summer Night », Al Dubin & Harry Warren (6:09)
  7. « Impressions (take 2) », Coltrane (7:23)
  8. « Maiden Voyage », Herbie Hancock (9:29)
  9. « Soliquey Of Troubled Waters », Holmes (2:59)
  10. « Moments Notice », Coltrane (4:24)

L’initiative de Blue Canoe Records est louable : aider des musiciens encore peu connus à diffuser leurs albums en passant par une structure organisée et en utilisant la toile, outil pratique et universel. Cela dit, une trentaine de sorties en six ans sans tête d’affiche, ce n’est sans doute pas suffisant pour attirer le chaland. Cette politique est sensée pour un label qui se concentre sur une niche, mais l’offre musicale de Blue Canoe ratisse large, sans véritable spécificité.

par Bob Hatteau // Publié le 15 octobre 2009

[1« Serving Jazz In The Digital Age »

[2Le dernier disque mis en ligne, A New Beginning du saxophoniste Don Diego, relève du jazz de salon, sirupeux à souhait, dans la lignée de Kenny G ou David Sanborn.

[3Du groupe Soundgarden comme chacun sait.

[4Chanteur de Radiohead, comme chacun sait.

[5« Impression », « Mr. P.C. » et « Moments Notice ».