Portrait

Aerophonic Records souffle un vent nouveau

Quelques pépites du label à déguster.


On pourrait croire, au regard des sorties récentes, que ce soit avec Pascal Niggenkemper ou avec Tomeka Reid, qu’Aerophonic Records est un nouveau venu dans le monde des labels indépendants et créatifs. Et pourtant, il existe depuis 2013 ; créé par le saxophoniste Dave Rempis, c’est une manière pour lui de cataloguer ses rencontres. Membre du Vandermark 5 et leader bien connu pour son Percussion Quartet, il illustre à sa façon la vigueur toujours renouvelée de la scène de Chicago, préférant les choix éditoriaux parcimonieux à la production à tout crin. Une volonté de prendre son temps qui se ressent dans les quelque 30 disques parus en sept ans, où l’urgence est strictement musicale.

L’urgence est omniprésente dans Apsis, très belle illustration de l’identité d’Aerophonic. Dave Rempis, sur une ligne dure à l’alto, y retrouve trois vieux compagnons. Le quartet qui l’allie à Josh Abrams à la contrebasse, qu’on avait pu entendre dans A Pride of Lions avec The Bridge, Jim Baker au clavier et Avreeayl Ra aux percussions, est ancien. C’est déjà le deuxième disque que le quartet enregistre ensemble pour le label. Le troisième si l’on compte Aphelion, en trio sans Baker. Le free distillé ici est largement marqué par la collaboration de Rempis avec Ken Vandermark, mais le saxophoniste, incroyable de puissance et de relief au baryton, sait s’entourer. Au-delà du contrebassiste Josh Abrams, remarquable de tenue lorsque tout s’enflamme au centre de « Exedra », première partie d’un disque conçu comme deux faces, c’est la relation avec Jim Baker qui impressionne. Le claviériste est le contrepoids d’un saxophoniste véritable feu-follet tout au long de l’album : il hausse le ton quand il faut, rajoute de l’huile sur le feu mais sait aussi texturer l’ensemble en s’appuyant sur un batteur à découvrir absolument, car il illustre toute la tension de cette musique. A plus d’un titre, ce quartet est l’emblème d’Aerophonic. Tout comme l’est la relation de Rempis avec les instruments à cordes.

Abrams est certes un fidèle, mais Tomeka Reid est également très proche de Rempis. Ithra, sorti l’an passé, en est un brillant exemple. En trio avec les deux précités, le saxophoniste propose une musique chambriste anguleuse, voire rugueuse, qui tangue entre l’immédiateté et une lecture assez proche de la musique écrite occidentale contemporaine. La relation entre Reid et son contrebassiste est plus orageuse que sur Of Things Beyond Thule et offre à Rempis l’occasion de jouer de manière plus heurtée, à l’image de « Sister Cities » où l’alto se fraye un chemin entre les archets combattants comme dans une joute. Pour retrouver un saxophone plus assagi, au son plus flûté – même s’il reste imprévisible et tout en bourrasques - à côté de Tomeka Reid, il faut remonter à Nettles, aux prémices du label. Ici, dans ce quartet sans batterie, pas non plus de contrebasse, mais Joe Morris à la guitare. Une notion d’équilibre et de proportionnalité des forces en présence qui convient bien à cet ancien étudiant en anthropologie, féru d’architecture [1].

À parcourir le catalogue d’Aerophonic et ses nombreux orchestres sans percussions, on pourrait penser à un désintérêt. Rempis leur offre au contraire une place de choix dans son Percussion Quartet, où avec Ingebrigt Håker Flaten à la contrebasse, il font face à deux beaux diables chicagoans, Frank Rosaly et Tim Daisy avec qui Rempis a livré par ailleurs un beau duo. Dans Phalanx, le combat est intense et fraternel. Ca bataille et ça ferraille, mais sans violence excessive. Le quartet est épris de vitesse : l’alto klaxonne à tous les carrefours et s’emmanche tous les feux rouges. Rosaly tambourine sans perdre son élégance sur « Croatalus Adamantootha  ». On retrouvera plus tard la même équipe sur le bien mal nommé Cochonnerie [2], sans doute plus abouti et structuré. « Straggler » est un modèle du genre, l’archet de Flaten ouvrant la voie au baryton dans une forêt de baguettes sans jamais trancher dans le vif, rendant l’atmosphère électrique mais compacte.

Dave Rempis est un saxophoniste qui s’inscrit durablement dans la tradition des soufflants de Chicago. Neutral Nation, son trio avec Larry Ochs et Darren Johnston, en témoigne. Le disque est sinueux, farouche, et se cogne en tous sens pour être sûr de donner de la voix. La rencontre entre le ténor d’Ochs et le baryton de Rempis, deux silex qui s’entrechoquent, est déterminante.

Mais c’est sans doute Western Automatic du Chicago Reed Quartet qui le consacre. La recette est simple, surtout pour un musicien né en 1975 et formé au saxophone classique : s’entourer d’un saxophoniste par décennie entre Nick Mazarella (né en 84), Ken Vandermark (né en 64) et Mars Willams (né en 1955), pour jouer une musique complexe et pourtant d’une rare fluidité. Western Automatic est une des pièces maîtresses du label, un mélange heureux des univers de chacun qui offre une large palette, du « Burn Unit » de Williams au remarquable « Broken Record Fugue » de Vandermark. Normal venant d’un label qui aime le vent mais ne brasse pas d’air pour rien.

par Franpi Barriaux // Publié le 9 février 2020

[1Et de culture grecque antique, à en croire les noms de ses titres ou de ses albums…

[2Des cochonneries comme celles-ci, on en boulotterait tous les jours !