Univers Zéro
Clivages
Michel Berckmans (basson, cor, hautbois, melodica), Kurt Budé (cl, cl basse, as), Pierre Chevalier (kb), Daniel Denis (bt, percs, sampler), Dimitri Evers (b), Andy Kirk (gt, perc), Martin Lauwers (vln).
1974 – 2010 : une histoire de près de quarante ans ! Combien d’années faudra-t-il encore attendre pour que soit enfin reconnu le talent d’un homme qui se bat avec un acharnement exemplaire pour défendre la cause d’une musique hors des modes et riche d’influences couvrant le vaste espace entre rock et musique contemporaine, en passant par ces compositeurs majeurs que sont Bartok, Stravinsky, Ligeti ou Dutilleux ? Daniel Denis, batteur habité et compositeur profondément original, est un artiste humble et attachant qui mérite qu’on s’arrête sur son Univers Zéro [1] dont on range volontiers la musique dans le genre du chamber rock.
Rock parce que l’instrumentation, pour originale qu’elle soit, s’appuie sur une rythmique électrique où la batterie occupe une place centrale et rappelle l’influence marquante d’un autre démiurge, Christian Vander [2]. Mais avec la présence d’instruments tels que le basson, le hautbois, le cor ou la clarinette, ce « commando merveilleux » [3] sait frayer avec d’autres sphères et traduire son inspiration sous la forme d’une véritable musique de chambre, sombre parfois, mais souvent teintée des couleurs plus chatoyantes des folklores des pays de l’Est, dans le sillage de Béla Bartók.
Il faudrait prendre le temps de raconter l’histoire du groupe, ses nombreux changements de personnel, ses difficultés à faire vivre sa musique à travers les années, son implication dans le Rock In Opposition [4] et sa longue mise en sommeil - plus d’une décennie - à partir de la fin des années 80. On pourrait aussi évoquer la naissance d’un groupe jumeau, plus sombre encore, Présent, formé par le guitariste Roger Trigaux après son départ d’Univers Zéro à l’issue des deux premiers albums, 1313 et Hérésie. Ce rappel détaillé fera l’objet d’un article à venir et - l’occasion d’interroger Daniel Denis pour qu’il nous en dise en peu plus sur l’énergie qui l’habite et le pousse à maintenir en vie un groupe auquel les salles de concert ouvrent trop rarement leurs portes.
- Daniel Denis © Jacky Joannès - NJP 2009
Aussi, quand en ce début d’année 2010, Univers Zéro propose un nouvel enregistrement studio [5] qui s’annonce comme un travail collectif associant des compositions de plusieurs membres du groupe, forcément on tend l’oreille : et dès les premières secondes, on sait qu’une nouvelle pépite vient de nous être offerte. Avec Clivages (Cuneiform Records), Univers Zéro a placé la barre très haut, au niveau de ses meilleures productions, Ceux du Dehors en tête. Dès les premières mesures des « Kobolds », on plonge dans le monde très particulier du batteur-compositeur : une drôle de danse folklorique, faussement bancale, nous emporte dans un tournoiement entêtant, entre gaieté et inquiétude. Le basson de Michel Berckmans, membre historique, contribue à la coloration intemporelle qui est la marque d’Univers Zéro et nous renvoie aux premières époques de son histoire. Daniel Denis récidive quelques minutes plus loin avec « Soubresauts », dans une veine voisine et tout aussi enivrante. Au bout de ces quatre minutes apéritives, la partie est quasi gagnée, et on est définitivement convaincu avec « Warrior », une suite de plus de douze minutes signée Andy Kirk [6]. Un lent appel au combat scandé par le violon de Martin Lauwers où les tambours imposent un roulement empreint de gravité avant que l’atmosphère ne se (sur)charge en électricité - celle de la guitare d’Andy Kirk lui-même -, et que les claviers de Pierre Chevalier [7] n’entament une danse hypnotique rappelant la frénésie de Magma (la partie centrale de « Theusz Hamtaahk »). Le basson s’embarque alors dans une quête déchirée, aussitôt suivi par la clarinette basse de Kurt Budé.
Daniel Denis propulse le vaisseau avec une autorité naturelle, très bien soutenu par la basse électrique d’un Dimitri Evers aux accents crimsoniens. C’est du très grand Univers Zéro, un retour éclatant qui prouve la belle santé d’un groupe dont l’équilibre tient aujourd’hui à la présence de trois « anciens » et de « plus jeunes » qui mettent aussi la main à la pâte. Ainsi de Budé, dont le « Straight Edge » [8] - autre temps (très) fort de Clivages qui vient presque faire écho, par sa structure et son long déroulement hypnotique, au « Warrior » d’Andy Kirk : quelques notes de piano, discrètes et circulaires, puis les autres instruments (basse, cymbales, basson, clarinette) entrent dans la danse sur la pointe des pieds… et c’est la rupture électrique, poussée par la basse et l’épanouissement d’un thème aux accents sériels dont la richesse rythmique évoque Steve Reich. On retient son souffle. Un peu plus loin, le basson de Berckmans évoque Le Sacre du printemps. Kurt Budé empoigne alors son saxophone alto et ajoute une couleur à cette fresque chatoyante. Les mouvements s’enchaînent, le calme revient, on devine le murmure d’une voix mystérieuse qui devient plus présente [9], laissant la voie libre aux divagations d’une clarinette basse presque « portalienne » avant la conclusion par retour au thème initial.
La force de Clivages réside aussi dans la présence de compositions plus étales, mais tout aussi complexes. Trois de ces pièces, signées Berckmans, mettent en avant le dialogue entre des instruments aux origines classiques : basson, clarinette et violon. Elles forment autant de contrepoints acoustiques aux éruptions électriques des artificiers d’Univers Zéro, qui soulignent la multiplicité de ses influences. Elles sont aussi une parfaite illustration de ce qu’on appelle chamber rock, appellation que Daniel Denis lui-même accepte, “parce qu’à un certain moment, il faut bien présenter sa musique”. Rock de chambre donc, en ce que le groupe marie les genres sans que cette fusion apparaisse jamais comme un stratagème, et construit une musique intimiste évoquant les Romantiques du début du XXe (« Vacillements ») ou les enchevêtrements rythmiques de Steve Reich (« Apesanteur »).
Pour conclure sur une note plus légère, soulignons qu’il faut parfois se méfier de ses propres intuitions : en considérant les titres des trois compositions signées Michel Berckmans - « Vacillements », « Apesanteur » et « Retour de foire » - on aurait pu discerner comme en ombre chinoise le portrait un peu flou, voire humoristique, d’un personnage en état d’ébriété. Or, on fait fausse route… L’homme au basson tient à nous fournir lui-même l’explication : “Les titres de mes morceaux m’ont été soufflés par le Maître ! ’Vacillements’ s’appelait ’Le pied d’Jean’ en souvenir de mon ami Jeannot Gillis, violoniste et compositeur du groupe Julverne qui se l’était cassé lors de la première lecture du morceau. ’Apesanteur’ s’intitulait ’Saison 2 en 7’ en référence à toutes ces séries qui ont pignon sur rue, mais aussi parce qu’il est en 7/8. ’Retour de Foire’ fait référence aux aléas politiques, financiers, nucléaires et alimentaires belges et mondiaux.” Une précision que Citizen Jazz se devait d’apporter…
Quoiqu’il en soit, encourageons vivement le lecteur à venir à la rencontre de ces passionnants Clivages, qui lui réserveront un grand et beau moment de musique(s), et devraient lui donner envie de rencontrer Univers Zéro sur scène. Avis aux programmateurs de concerts, il y a là une cause, belle et profondément originale, à défendre à tout prix.