Scènes

Le chant d’amour de Naïssam Jalal

Nancy Jazz Pulsations fête ses 50 ans # Chapitre VII – Théâtre de la Manufacture, jeudi 19 octobre – Ensemble Bernica / Naïssam Jalal Rhythms of Resistance.


Naïssam Jalal Rhythms of Resistance © Jacky Joannès

Il n’est pas si courant de voir le public du Théâtre de la Manufacture faire une ovation debout à un·e artiste. Ce fut le cas hier après le concert de la flûtiste Naïssam Jalal et ses Rhythms Of Resistance, conclusion d’une soirée ayant commencé par la prestation d’un Ensemble Bernica en pleine forme.

Une fois de plus – on peut s’en réjouir – le Théâtre de la Manufacture est bien rempli. Côté affluence, 2023 sera sans doute un bon cru pour NJP, on pourra bientôt le vérifier. Le public n’a pas le temps de se demander si l’Ensemble Bernica est en forme : tout de suite, les huit musiciens entrent dans le vif du sujet, qui n’est autre que la musique de leur nouveau disque, Hymnotique, le premier depuis huit ans (au temps de l’album Vagabondage) et certainement l’un de ses meilleurs. Cette formation, qui avait assuré la création spéciale du festival à l’occasion de ses 40 ans avec Régis Huby, est donc de retour, dans une formule légèrement modifiée : si cinq des musiciens : Pierre Bœspflug (piano), René Dagognet (trompette et bugle), Jean-Luc Déat (basse), Christian Mariotto (batterie) et Éric Hurpeau (guitare) sont au rendez-vous, il faut souligner l’entrée en piste de Nicolas Gégout (saxophone soprano), Antoine Arlot (saxophone alto) et Jérémie Barthélémy (trombone et tuba). Tout ce petit monde a envie d’en découdre et la composition titre du disque est le prétexte instantané à une joute en forme de déferlement entre les soufflants, propulsés par une rythmique particulièrement en forme (le batteur occupe une position centrale et déploie un jeu puissant, très habité). La vitalité du groupe fait beaucoup de bien à voir et à entendre, elle s’épanouira pendant un peu plus d’une heure, tout au long d’un répertoire savant et ouvert, construit autour de thèmes écrits par Pierre Bœspflug et Nicolas Gégout. Assez complémentaires (les premières sont souvent complexes, tout en ruptures et variations de climats ; les secondes plus directes, dans la veine d’un jazz rock nerveux), les compositions ouvrent en grand la porte à une liberté à caractère festif, qu’on peut savourer dans les interventions explosives de chacun des solistes. Les exultations criées d’Antoine Arlot, les échappées post-romantiques de Pierre Bœspflug, la fougue de Nicolas Gégout, les accords incisifs d’Éric Hurpeau ou encore l’étonnante intervention jouée-chantée de Jérémie Barthélémy au tuba… tout cela forme un tout dont l’énergie collective est un modèle du genre. Plane sur l’Ensemble Bernica toute l’histoire d’un jazz débridé qui puise à la source de ses racines nancéiennes, en particulier celle du collectif Emil 13. Et c’est une belle histoire, qui mériterait une plus large reconnaissance.

Ensemble Bernica © Jacky Joannès

Ils sont cinq sur scène, habillés de noir, comme s’il s’agissait de laisser toute la place à la musique. Autour de Naïssam Jalal (flûte, nay, chant) : Karsten Hochapfel (guitare, violoncelle), Mehdi Chaib (saxophones ténor et soprano), Damien Varaillon (contrebasse) et Arnaud Dolmen (batterie). C’est un groupe très soudé, de haut vol, uni par la force intérieure qui guide la flûtiste dans sa démarche artistique depuis de longues années. Ses Rhythms of Resistance sont l’expression de ce qui l’inspire chaque jour dans « un monde fou à la fois d’une extrême violence et d’une grande beauté ». On imagine le caractère d’autant plus poignant de sa démarche à l’heure actuelle…

Naïssam Jalal © Jacky Joannès

Le répertoire offert (parce qu’il se présente en effet comme une offrande) sera essentiellement celui de l’album Un autre monde paru en 2020 : « Un monde neuf », « Hymne à la noix », « Promenade au bord du rêve », « Samaaï Al Andalus », « Buleria Sarkhat Al Ard », le tout porté par une grande spiritualité, traduction la plus fidèle des « géographies multiples » qui le peuplent. Et puis… beaucoup d’amour dans cette musique jouée comme à l’unisson, il faut le dire, peut-être parce qu’il s’agit là d’une des dernières aventures humaines à vivre. Si la musique laisse entendre les échos orientalisants de ses origines, force est de constater qu’elle s’en écarte pour laisser la place à un langage plus universel, celui d’un jazz transculturel dans lequel chacun des protagonistes trouve sa juste place. La rythmique est multicolore et mélodique (très belle association entre Arnaud Dolmen et Damien Varaillon), les interventions respectives de Kartsen Hochapfel et Mehdi Chaib toujours justes en raison de leur densité jamais prise en défaut. Naïssam Jalal quant à elle vit chaque note jouée ou chantée au plus près du cœur, ce que le public ressent instantanément et jusqu’à la dernière seconde. On se souviendra aussi d’une déchirante « Prière pour Gaza » lorsque, seule en scène, la flûtiste jouera, chantera et criera, entre douleur et colère. Il y a quelques années, Naïssam Jalal disait : « Ma musique est unique parce qu’elle est l’expression de ma singularité propre : femme musicienne, syrienne et française, arabe et européenne, nomade et sédentaire, à la recherche des traditions et de l’inconnu ». Comment mieux dire qu’avec ces mots le frisson qui a parcouru le Théâtre de la Manufacture ? Public debout, vibration partagée et, au bout du compte, une lueur d’espoir. Encore un grand moment de cette édition de Nancy Jazz Pulsations.

NJP 2023, une histoire à suivre très vite…