Chronique

Univers Zéro

Hérésie

Michel Berckmans (htbois, bson), Daniel Denis (dms, perc), Patrick Hanappier (vln, alto), Guy Segers (elb), Roger Trigaux (g, p, org, harm) + Vincent Motoulle (kb).

Label / Distribution : Cuneiform Records/Orkhêstra

Bien qu’enregistré en 1978-1979, le second disque du groupe belge Univers Zéro mérite d’être considéré, aujourd’hui encore, comme un disque essentiel à (re)découvrir car fondateur d’une longue histoire musicalement hors du temps. Réédité en 2010 sur le label Cuneiform Records, avec pour l’occasion un traitement sonore de grande qualité à partir des bandes d’origine [1], Hérésie est rehaussé par la finition très soignée de sa pochette [2] qui inclut de riches notes du toujours juste Aymeric Leroy.

C’est en effet une pièce maîtresse non seulement dans l’histoire – toujours en cours – du groupe, mais dans celle d’un mouvement qu’on a qualifié de chamber rock. Un disque-repère, presque indépassable dans sa noirceur d’inspiration à la fois médiévale et contemporaine, et qui conduira assez vite son noyau dur à l’éclatement : alors que le batteur Daniel Denis allait emmener le groupe vers d’autres expériences tout aussi riches, bien que formellement moins sombres, son alter ego, le guitariste Roger Trigaux, s’engagera dans la création de Présent, quasi-jumeau nocturne et inquiétant [3].

On comprend vite qu’un tel disque n’est pas vraiment source de gaieté même si, aux dires des musiciens, certains titres sont à considérer comme teintés d’humour noir (« Jack The Ripper », par exemple, qui succède au « Docteur Petiot » du premier disque). Cette musique est peuplée d’ombres, de personnages fantomatiques et miséreux sortis d’un épais brouillard qu’on imagine avançant en procession sous de violents coups de fouets/cymbales (l’introduction angoissante de « La faulx », hantée par le son de l’harmonium mêlé au basson et au violon, qui ouvre Hérésie). Il y a un peu de Jérôme Bosch ici, le groupe empruntant au peintre néerlandais son mysticisme et sa noirceur médiévale. Dix minutes étouffantes qui laissent la place à une danse entêtante, très caractéristique d’Univers Zéro, dans un climat qui traversera la plupart des albums à venir. Avant de nouveaux paysages, toujours aussi saisissants et, pour tout dire, guère rassurants.

Hérésie est aussi un sommet en ce qu’il correspond au summum de la collaboration Denis/Trigaux, qui se partagent composition et inspiration. A l’origine, « La faulx » - 25 minutes composées par Daniel Denis - occupait la première face du 33 tours ; la seconde comportait « Jack The Ripper » et « Vous le saurez en temps voulu » ; illustrations de l’univers obsessionnel et rythmiquement complexe, multipliant syncopes et ruptures, où est immergé Roger Trigaux. Son évocation de Jack l’Eventreur, en particulier, vous happe dans un tourbillon infernal, avec un premier exutoire dans un solo déchirant de Patrick Hanappier qui, à l’alto, semble vouloir mettre en sons les horreurs commises par le tueur. Puis vient une longue errance nocturne dessinée par Michel Berckmans, dont le basson diffuse un effet de brume, et un finale qui magnifie la puissance collective du groupe.

Univers Zéro est né au milieu des années 70 ; aussi on appréciera que la réédition d’Hérésie s’accompagne d’un bonus précieux, sous la forme d’une troisième composition de Roger Trigaux. Enregistré en 1975, « Chaos hermétique » sonne plus traditionnellement rock (sans harmonium ni basson), assez proche parfois de King Crimson par le jeu du guitariste, et livre des indices sur le… futur Présent. En effet, « Chaos » en influencera plusieurs pièces à venir, telles « Ersatz » sur Le poison qui rend fou ou « The Limping Little Girl » et « Ceux d’en bas » sur N°6.

Plus de trente ans après son deuxième disque, on se rend compte que la singularité de cet Univers Zéro-là – outre la source suffocante de son inspiration – était son identité esthétique indéfinissable, fruit d’une combinaison d’instruments telle que le rock, fût-il progressif, n’en avait jamais engendrée : un basson, un violon (ou alto) et un harmonium, soit un trio à la fois inédit et sombre, qui évolue en équilibre instable sous les coups de boutoir d’une rythmique puissante. Ce que certains ont pu qualifier de rock de chambre, comme évoqué plus haut [4] Particulièrement bien mis en évidence par le soin apporté à la re-masterisation du disque, le drumming de Daniel Denis, merveille de précision, est hanté comme pouvait l’être jadis celui de Christian Vander [5], il allie puissance et souplesse et trouve dans la basse habitée de Guy Segers l’écho nécessaire à son épanouissement. Une rythmique-pulsion, un cœur qui bat au plus profond, pour soutenir une respiration haletante à la limite de l’asphyxie. L’impression générale qui se dégage d’Hérésie est un peu celle d’une nuit qui tomberait sur un paysage hivernal et désolé, génératrice d’une musique inquiète. La traversée des paysages explorés n’est certes pas de tout repos, mais elle est fortement recommandée car unique en son genre.

par Denis Desassis // Publié le 9 juillet 2012

[1Le disque est paru à l’origine sur le label Atem, à l’instigation de Gérard N’Guyen.

[2Le design du digipack a été confié à Thierry Moreau, dont on connaît la qualité du travail graphique.

[3Les chemins des deux groupes, après s’être durablement éloignés, se sont à nouveau croisés à la fin des années 2000, en particulier au festival Rock In Opposition à Carmaux. De plus, Présent a toujours maintenu « Jack The Ripper » à son répertoire, allant jusqu’à en proposer une nouvelle version sur son dernier album (Barbaro Ma Non Troppo). Lors de l’édition 2011 du festival, les deux formations ont uni leurs forces à celles d’une troisième, Aranis, pour une création intitulée Once Upon A Time In Belgium. Le pianiste Pierre Chevalier est aujourd’hui le trait d’union puisque membre des trois groupes.

[4À ce propos, on pourra se reporter à ce que Citizen Jazz écrivait à la sortie de Clivages, dernier album en date d’Univers Zéro.

[5Rappelons que Daniel Denis a brièvement fait partie de Magma.